Domenico Losurdo : pour une généalogie de l'apolitisme, compte rendu de lecture par Gilbert Rémond
29 Décembre 2012 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Théorie immédiate
Spécialiste de l’histoire de la philosophie classique allemande, de Kant à Marx, et du débat qui se développe autour de celle-ci en Allemagne dans la deuxième moitié du XIXe et au XXe siècle, Domenico Losurdo est l’auteur de très nombreux ouvrages.
Domenico Losurdo, que nous allons accueillir le 24 octobre [2012], nous enseigne que Hegel, dans son ouvrage La philosophie du droit, faisait feu de tout bois contre la pensée corporatiste et les présupposés du mode de production dominant à l'époque, qui, selon Karl Ludwig Michelet, exhalaient « l'odeur pestilentielle du droit féodal ». Il y dénonçait le fait qu'à cause de leur naissance, des êtres humains puissent être placés dans des positions inférieures par rapport à d'autres « comme s'il s'agissait d'une espèce particulière », estimant que cela équivalait « toujours, au fond, à une dégradation de l'humanité, à une rupture infligée à l'unité du genre ».
Pour Domenico Losurdo, auteur de Critique de l'apolitisme (éditions Delga, 2012), Hegel instruira progressivement le concept d'universalité qui deviendra le fil conducteur de sa philosophie de l'histoire, sachant que pour lui la philosophie allemande classique devait être le pendant théorique de la révolution française afin de construire une nouvelle organisation sociale. Le concept universel d'homme avait dès lors comme objectif la reconnaissance de droits inaliénables, droits accordés à un sujet, faisant abstraction de la nationalité, du cens (de la richesse) ou de tout autres déterminations concrètes. Il s'agissait d'une abstraction, premier pas vers ce qui devra, chez Marx, définir l'essence humaine à travers la question des rapports sociaux de production. Il s'agissait de se donner les moyens de savoir poser l'universel avant de pouvoir retourner au particulier et au concret.
Hegel pense alors que Paris est la capitale du monde civilisé, le centre d'où se répandait « la musique du tocsin de l'énergie libérale ». Il était à l'époque rejoint par de nombreux intellectuels d'outre Rhin, tel Heine qui, à titre d'exemple, déclarait dans un de ses textes de 1828 : « Les Français sont le peuple de la nouvelle religion (celle de la liberté), c'est dans leur langue que sont écrits les premiers évangiles et les premiers dogmes. Paris est la nouvelle Jérusalem ». Ce dithyrambe, gros d'ambiguïtés religieuses et empreint de messianisme, fera long feu. Il accouchera de postures très nettement régressives, pour ne pas dire réactionnaires, à l'instar de celles d'un Schopenhauer, dont on connait le destin et les influences sur l'idéologie allemande à venir, le mépris sans limite pour la politique et le mondain. Pour autant, l'hégélianisme, contribuant très fortement à la préparation idéologique de la révolution de 1848, jouera un rôle important dans le Vormärz allemand, cette période historique qui va du congrès de Vienne, en 1815, à l'échec de la révolution de 1848. Le mouvement d'opposition qui se développera dans cette période prendra des postures nettement radicales sur la base de la philosophie hégélienne, particulièrement parmi les jeunes qui se regrouperont dans le mouvement « jeune Allemagne », en leur apportant une formation démocrate révolutionnaire. Il suscitera notamment des tendances socialistes au nom d'une catégorie centrale de sa philosophie, la Sittlichkeit, en dégageant l'idée que l'État, sur lequel il s'attarde longtemps, puisse intervenir dans l'économie.
En Allemagne, ces « gueux de la plume » se recruteront parmi les professeurs d'université et les fonctionnaires d'État. Devenant les premiers intellectuels engagés, ils s'ouvriront aux influences des masses populaires et porteront des projets de transformation. « La philosophie devait son pouvoir, durant cette période, exclusivement à la faiblesse pratique de la bourgeoisie, étant donné que les bourgeois n'étaient pas capables de donner, dans la réalité, l'assaut contre les institutions vieillies, ils durent laisser, la direction aux idéalistes audacieux qui le faisaient sur le terrain de la pensée. » (Karl Marx)
Mais, avec l'échec de la révolution de 1848 et le coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte qui remet au goût du jour l'expansionnisme outre Rhin, la France redevient l'ennemie éternelle et, avec elle, « les idées de 1789, considérées comme étrangères à l'essence authentique de la tradition allemande ». L'école hégélienne en subira rapidement le contre-coup. Elle se verra en proie à la crise et à la désorientation, au moment où Schelling lancera son appel à abandonner la lutte politique et où Schopenhauer triomphera avec son éloge de l'apolitisme, traduisant une tendance à vouloir s'élever au dessus du réel et du donné. S'amorcera alors, à partir d’eux, le retour à une conception centrée sur un individu désocialisé, replié sur lui même, uniquement tourné vers l'esthétisme. Hegel dénoncera ce comportement, le qualifiant « d'hypocondrie de l'apolitique ». Il sera l'adversaire le plus implacable de ces vaniteux qui prétendent se situer en dehors des enjeux politiques, de ces « belles âmes » incapables de transformer le réel et qui, face a la dureté de celui-ci, se retirent horrifiés.
Pour Domenico Losurdo, cette hypocondrie « est, par certains côtés, le résultat de l'offensive des classes dominantes » qui, tirant la leçon de ce que Marx décrivait dans le passage cité plus haut, reprenaient la bataille idéologique et « qualifiaient de délirante l'aspiration à construire une organisation politique et sociale différente ». Cette situation est à rapprocher de ce qu'il désignera avec le concept d'autophobie, qu'il développe dans Fuir l'histoire ? (éditions Delga et Le Temps des Cerises, 2007), au sujet de l'attitude des communistes envers la Révolution d'Octobre. De même qu'il arrive aux victimes de s'approprier le point de vue de leurs oppresseurs, il y a chez les communistes, remarque t-il, ce mouvement qui conduit à se mépriser et à se haïr, cette sorte d'autophobie, stimulée par ceux qui n'ont pas la chance de faire partie du peuple élu.
Pour Domenico Losurdo, la fortune actuelle de l'apolitisme n'est pas sans rapport avec les déceptions et les crises qui ont suivi les espoirs et les enthousiasmes suscités par la Révolution d'Octobre ; et il rapproche ce phénomène de ce qui s'est passé en Allemagne après 1848, époque où l’on assiste au revirement des clercs, à leur passage à la réaction et à ce corollaire : des campagnes anti Révolution française et anti Lumières. Attitudes qui ne sont pas sans faire penser à celles des anciens soixante-huitards se lançant eux aussi dans des campagnes « anti totalitaires », dénonçant l'horreur, campagnes qui deviendront l'occasion d'une fuite hors du domaine historique et politique pour déboucher, media aidant, sur l'apolitisme que nous observons à ce jour dans les classes populaires.
Gilbert Rémond
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