Antonio Gramsci : théorie des intellectuels et de leur fonction dans la lutte des classes
Connais-toi toi-même ! Je pense que vous qui fréquentez "Réveil Communiste" êtes pour la plupart des intellectuels, au sens large que Gramsci donne à la notion. C'est comme un miroir à notre intention que je remets en ligne régulièrement ces larges extraits de Gramsci, du Cahier de Prison 12 § 1, édités par Jean Marie Tremblay, de l'université canadienne de Chicoutimi. Mais bizarrement c'est un des articles republiés sur RC qui suscite le moins de curiosité ! (note de gq).
Au fait, n'en déplaise à la gauche postmoderne qui l'a récupéré sans l'avoir lu, Gramsci est certainement stalinien et pas du tout trotskyste, ni boukharinien, et très clairement hostile aux anarchistes.
La formation des intellectuels
Les intellectuels constituent-ils un groupe social autonome et indépendant, ou bien chaque groupe social a-t-il sa propre catégorie spécialisée d'intellectuels ? Le problème est complexe, étant donné les formes diverses qu'a prises jusqu'ici le processus historique réel de la formation des différentes catégories d'intellectuels.
Les plus importantes de ces formes sont au nombre de deux :
1. Chaque groupe social, naissant sur le terrain originel d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine politique et social : le chef d'entreprise capitaliste crée avec lui le technicien de l'industrie, le savant de l'économie politique, l'organisateur d'une nouvelle culture, d'un nouveau droit, etc. Il faut remarquer que le chef d'entreprise représente une élaboration sociale supérieure, déjà caractérisée par une certaine capacité de direction et de technique (c'est-à-dire une capacité intellectuelle) : il doit avoir une certaine capacité technique, en dehors de la sphère bien délimitée de son activité et de son initiative, au moins dans les autres domaines les plus proches de la production économique (il doit être un organisateur de masses d'hommes; il doit organiser la « confiance » que les épargnants ont dans son entreprise, les acheteurs dans sa marchandise, etc.).
Sinon tous les chefs d'entreprise, du moins une élite d'entre eux doivent être capables d'être des organisateurs de la société en général, dans l'ensemble de l'organisme complexe de ses services, jusqu'à l'organisme d'État, car il leur est nécessaire de créer les conditions les plus favorables à l'expansion de leur propre classe - ou bien ils doivent du moins posséder la capacité de choisir leurs « commis » (employés spécialisés) auxquels ils pourront confier cette activité organisatrice des rapports généraux de l'entreprise avec l'extérieur. On peut observer que les intellectuels « organiques » que chaque nouvelle classe crée avec elle et qu'elle élabore au cours de son développement progressif, sont la plupart du temps des « spécialisations » de certains aspects partiels de l'activité primitive du nouveau type social auquel la nouvelle classe a donné naissance.
Les seigneurs de l'époque féodale eux aussi étaient les détenteurs d'une certaine capacité technique, dans le domaine militaire, et c'est justement à partir du moment où l'aristocratie perd le monopole de la compétence technico-militaire, que commence la crise du féodalisme. Mais la formation des intellectuels dans le monde féodal et dans le monde classique précédent est un problème qu'il faut examiner à part : cette formation, cette élaboration suivent des voies et prennent des formes qu'il faut étudier de façon concrète. Ainsi l'on peut remarquer que la masse des paysans, bien qu'elle exerce une fonction essentielle dans le monde de la production, ne crée pas des intellectuels qui lui soient propres, « organiques », et n' « assimile » aucune couche d'intellectuels « traditionnels », bien que d'autres groupes, sociaux tirent un grand nombre de leurs intellectuels de la masse paysanne, et qu'une grande partie des intellectuels traditionnels soient d'origine paysanne.
2. Mais chaque groupe social « essentiel », au moment où il émerge à la surface de l'histoire, venant de la précédente structure économique dont il exprime un de ses développements, a trouvé, du moins dans l'Histoire telle qu'elle s'est déroulée jusqu'à ce jour, des catégories d'intellectuels qui existaient avant lui et qui, de plus, apparaissaient comme les représentants d'une continuité historique que n'avaient même pas interrompue les changements les plus compliqués et les plus radicaux des formes sociales et politiques.
La plus typique de ces catégories intellectuelles est celle des ecclésiastiques, qui monopolisèrent pendant longtemps (tout au long d'une phase historique qui est même caractérisée en partie par ce monopole) certains services importants : l'idéologie religieuse, c'est-à-dire la philosophie et la science de l'époque, avec l'école, l'instruction, la morale, la justice, la bienfaisance, l'assistance, etc. La catégorie des ecclésiastiques peut être considérée comme la catégorie intellectuelle organiquement liée à l'aristocratie foncière : elle était assimilée juridiquement à l'aristocratie, avec laquelle elle partageait l'exercice de la propriété féodale de la terre et l'usage des privilèges d'État liés à la propriété. Mais ce monopole des superstructures de la part des ecclésiastiques n'a pas été exercé sans luttes et sans restrictions, aussi a-t-on vu naître, sous diverses formes (à rechercher et étudier de façon concrète) d'autres catégories, favorisées et développées par le renforcement du pouvoir central du monarque, jusqu'à l'absolutisme. Ainsi s'est formée peu à peu l'aristocratie de robe, avec ses privilèges particuliers, une couche d'administrateurs, etc., savants, théoriciens, philosophes non ecclésiastiques, etc.
Comme ces diverses catégories d'intellectuels traditionnels éprouvent, avec un « esprit de corps » le sentiment de leur continuité historique ininterrompue et de leur qualification, ils se situent eux-mêmes comme ,autonomes et indépendants du groupe social dominant. Cette auto-position n'est pas sans conséquences de grande portée dans le domaine idéologique et politique : toute la philosophie idéaliste peut se rattacher facilement à cette position prise par le complexe social des intellectuels et l'on peut définir l'expression de cette utopie sociale qui fait que les intellectuels se croient « indépendants », autonomes, dotés de caractères qui leur sont propres, etc.
Il faut noter cependant que si le Pape et la haute hiérarchie de l’Église se croient davantage liés au Christ et aux apôtres que ne le sont les sénateurs Agnelli et Benni, il n'en est pas de même pour Gentile et pour Croce; par exemple : Croce particulièrement, se sent fortement lié à Aristote et à Platon, mais il ne se cache pas, par contre, d'être lié aux sénateurs Agnelli et Benni, et c'est précisément là qu'il faut chercher le caractère le plus important de la philosophie de Croce.
Quelles sont les limites « maxima » pour l'acception du terme d' « intellectuel » ? Peut-on trouver un critère unitaire pour caractériser également toutes les activités intellectuelles, diverses et disparates, et en même temps pour distinguer celles-ci, et de façon essentielle, des autres groupements sociaux ? L'erreur de méthode la plus répandue me paraît être d'avoir recherché ce critère de distinction dans ce qui est intrinsèque aux activités intellectuelles et non pas dans l'ensemble du système de rapports dans lequel ces activités (et par conséquent les groupes qui les personnifient) viennent à se trouver au sein du complexe général des rapports sociaux. En réalité l'ouvrier ou le prolétaire, par exemple, n'est pas spécifiquement caractérisé par son travail manuel ou à caractère instrumental mais par ce travail effectué dans des conditions déterminées et dans des rapports sociaux déterminés (sans compter qu'il n'existe pas de travail purement physique, et que l'expression elle-même de Taylor de « gorille apprivoisé » est une métaphore pour indiquer une limite dans une certaine direction : dans n'importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum de qualification technique, c'est-à-dire un minimum d'activité intellectuelle créatrice). Et l'on a déjà observé que le chef d'entreprise, de par sa fonction elle-même, doit posséder, en une certaine mesure, un certain nombre de qualifications de caractère intellectuel, bien que son personnage social ne soit pas déterminé par elles, mais par les rapports sociaux généraux qui caractérisent précisément la position du patron dans l'industrie.
C'est pourquoi l'on pourrait dire que tous les hommes sont des intellectuels ; mais tous les hommes n'exercent pas dans la société la fonction d'intellectuel.
Lorsque l'on distingue intellectuels et non-intellectuels, on ne se réfère en réalité qu'à la fonction sociale immédiate de la catégorie professionnelle des intellectuels, c'est-à-dire que l'on tient compte de la direction dans laquelle s'exerce le poids le plus fort de l'activité professionnelle spécifique : dans l'élaboration intellectuelle ou dans l'effort musculaire et nerveux. Cela signifie que, si l'on peut parler d'intellectuels, on ne peut pas parler de non-intellectuels, car les non-intellectuels n'existent pas. Mais le rapport lui-même entre l'effort d'élaboration intellectuel-cérébral et l'effort musculaire-nerveux n'est pas toujours égal, aussi a-t-on divers degrés de l'activité intellectuelle spécifique. Il n'existe pas d'activité humaine dont on puisse exclure toute intervention intellectuelle, on ne peut séparer l'homo faber de l'homo sapiens. Chaque homme, enfin, en dehors de sa profession, exerce une quelconque activité intellectuelle, il est un « philosophe », un artiste, un homme de goût, il participe à une conception du monde, il a une ligne de conduite morale consciente, donc il contribue à soutenir ou à modifier une conception du monde, c'est-à-dire à faire naître de nouveaux modes de penser.
Le problème de la création d'une nouvelle couche d'intellectuels consiste donc à développer de façon critique l'activité intellectuelle qui existe chez chacun à un certain degré de développement, en modifiant son rapport avec l'effort musculaire-nerveux en vue d'un nouvel équilibre, et en obtenant que l'effort musculaire-nerveux lui-même, en tant qu'élément d'une activité pratique générale qui renouvelle perpétuellement le monde physique et social, devienne le fondement d'une nouvelle et totale conception du monde. Le type traditionnel, le type de l'intellectuel est fourni par l'homme de lettres, le philosophe,l'artiste. Aussi les journalistes, qui se considèrent comme des hommes de lettres, des philosophes, des artistes, pensent aussi qu'ils sont les « vrais » intellectuels. Dans le monde moderne, l'éducation technique, étroitement liée au travail industriel même le plus primitif et le plus déprécié, doit former la base du nouveau type d'intellectuel.
C'est sur cette base qu'a travaillé L'Ordine Nuovo hebdomadaire pour développer certaines formes du nouvel intellectualisme et pour établir les nouvelles façons de le concevoir, et ce n'a pas été une des moindres raisons de son succès, parce qu'une telle façon de poser le problème correspondait à des aspirations latentes et était conforme au développement des formes réelles de la vie. La façon d'être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l'éloquence, agent moteur extérieur et momentané des sentiments et des passions, mais dans le fait qu'il se mêle activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, « persuadeur permanent » parce qu'il n'est plus un simple orateur - et qu'il est toutefois supérieur à l'esprit mathématique abstrait; de la technique-travail il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique, sans laquelle on reste un « spécialiste » et l'on ne devient pas un « dirigeant » (spécialiste + politique).
Ainsi se forment historiquement des catégories spécialisées par l'exercice de la fonction intellectuelle, elles se forment en connexion avec tous les groupes sociaux, mais spécialement avec les groupes sociaux les plus importants et subissent une élaboration plus étendue et plus complexe en étroit rapport avec le groupe social dominant. Un des traits caractéristiques les plus importants de chaque groupe qui cherche à atteindre le pouvoir est la lutte qu'il mène pour assimiler et conquérir « idéologiquement » les intellectuels traditionnels, assimilation et conquête qui sont d'autant plus rapides et efficaces que ce groupe donné élabore davantage, en même temps, ses intellectuels organiques.
L'énorme développement qu'ont pris l'activité et l'organisation scolaires (au sens large) dans les sociétés surgies du monde médiéval montre quelle importance ont prise, dans le monde moderne, les catégories et les fonctions intellectuelles : de même que l'on a cherché à approfondir et à élargir l' « intellectualité » de chaque individu, on a aussi cherché à multiplier les spécialisations et à les affiner. Cela apparaît dans les organismes scolaires de divers degrés, jusqu'à ceux qui sont destinés à promouvoir ce qu'on appelle la « haute culture », dans tous les domaines de la science et de la technique.
L'école est l'instrument qui sert à former les intellectuels à différents degrés. La complexité de la fonction intellectuelle dans les divers États peut se mesurer objectivement à la quantité d'écoles spécialisées qu'ils possèdent, et à leur hiérarchisation : plus l' « aire » scolaire est étendue, plus les « degrés » « verticaux » de l'école sont nombreux, et plus le monde culturel, la civilisation des divers États est complexe. On peut trouver un terme de comparaison dans la sphère de la technique industrielle : l'industrialisation d'un pays se mesure à son équipement dans le domaine de la construction des machines qui servent elles-mêmes à construire d'autres machines, et dans celui de la fabrication d'instruments toujours plus précis pour construire des machines et des instruments pour construire ces machines, etc. Le pays qui est le mieux équipé pour fabriquer des instruments pour les laboratoires des savants, et des instruments pour vérifier ces instruments, peut être considéré comme ayant l'organisation la plus complexe dans le domaine technico-industriel, comme étant le plus civilisé, etc. Il en est de même dans la préparation des intellectuels et dans les écoles consacrées à cette préparation; on peut assimiler les écoles à des instituts de haute culture. Même dans ce domaine, on ne peut isoler la quantité de la qualité. A la spécialisation technico-culturelle la plus raffinée ne peut pas ne pas correspondre la plus grande extension possible de l'instruction primaire et la plus grande sollicitude pour ouvrir les degrés intermédiaires au plus grand nombre. Naturellement cette nécessité de créer la plus large base possible pour sélectionner et former les plus hautes qualifications intellectuelles - c'est-à-dire pour donner à la culture et à la technique supérieures une structure démocratique - n'est pas sans inconvénient : on crée ainsi la possibilité de vastes crises de chômage dans les couches intellectuelles moyennes, comme cela se produit en fait dans toutes les sociétés modernes.
Il faut remarquer que, dans la réalité concrète, la formation de couches intellectuelles ne se produit pas sur un terrain démocratique abstrait, mais selon des processus historiques traditionnels très concrets, Il s'est formé des couches sociales qui, traditionnellement, «produisent» des intellectuels et ce sont ces mêmes couches qui d'habitude se sont spécialisées dans «l'épargne», c'est-à-dire la petite et moyenne bourgeoisie terrienne et certaines couches de la petite et moyenne bourgeoisie des villes. La distribution différente des divers types d'écoles (classiques et professionnelles) sur le territoire « économique », et les aspirations différentes des diverses catégories de ces couches sociales déterminent la production des diverses branches de spécialisation intellectuelle, ou leur donnent leur forme. Ainsi en Italie la bourgeoisie rurale produit surtout des fonctionnaires d'État et des gens de professions libérales, tandis que la bourgeoisie citadine produit des techniciens pour l'industrie : c'est pourquoi l'Italie septentrionale produit surtout des techniciens alors que Italie méridionale alimente plus spécialement les corps des fonctionnaires et des professions libérales.
Le rapport entre les intellectuels et le monde de la production n'est pas immédiat, comme cela se produit pour les groupes sociaux fondamentaux, mais il est «médiat», à des degrés divers, par l'intermédiaire de toute la trame sociale, du complexe des superstructures, dont précisément les intellectuels sont les «fonctionnaires». On pourrait mesurer le caractère «organique» des diverses couches d'intellectuels, leur liaison plus ou moins étroite avec un groupe social fondamental en établissant une échelle des fonctions et des superstructures de bas en haut (à partir de la base structurelle). On peut, pour le moment, établir deux grands «étages» dans les superstructures, celui que l'on peut appeler l'étage de la «société civile», c'est-à-dire de l'ensemble des organismes vulgairement dits «privés», et celui de la «société politique» ou de l'État ; ils correspondent à la fonction d' «hégémonie» que le groupe dominant exerce sur toute la société, et à la fonction de « domination directe » ou de commandement qui s'exprime dans l'État et dans le gouvernement «juridique». Ce sont là précisément des fonctions d'organisation et de connexion. Les intellectuels sont les «commis» du groupe dominant pour l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique, c'est-à-dire :
1. de l'accord « spontané » donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît «historiquement» du prestige qu'a le groupe dominant (et de la confiance qu'il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production;
2. de l'appareil de coercition d'État qui assure «légalement» la discipline des groupes qui refusent leur «accord» tant actif que passif; mais cet appareil est constitué pour l'ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l'accord spontané vient à faire défaut.
Cette façon de poser le problème a pour résultat une très grande extension du concept d'intellectuel, mais c'est la seule grande façon d'arriver à une approximation concrète de la réalité. Cette façon de poser le problème se heurte à des idées préconçues de caste : il est vrai que la fonction organisatrice de l'hégémonie sociale et de la domination d'État donne lieu à une certaine division du travail et par conséquent à toute une échelle de qualifications dont certaines ne remplissent plus aucun rôle de direction et d'organisation : dans l'appareil de direction sociale et gouvernementale il existe toute une série d'emplois de caractère manuel et instrumental (fonction de pure exécution et non d'initiative, d'agents et non d'officiers ou de fonctionnaires). Mais il faut évidemment faire cette distinction, comme il faudra en faire d'autres. En effet, même du point de vue intrinsèque, il faut distinguer dans l'activité intellectuelle différents degrés qui, à certains moments d'opposition extrême, donnent une véritable différence qualitative : à l'échelon le plus élevé il faudra placer les créateurs des diverses sciences, de la philosophie, de l'art, etc. ; au plus bas, les plus humbles «administrateurs» et divulgateurs de la richesse intellectuelle déjà existante, traditionnelle, accumulée.
Dans le monde moderne, la catégorie des intellectuels, ainsi entendue, s'est développée d'une façon prodigieuse. Le système social démocratique bureaucratique a créé des masses imposantes, pas toutes justifiées par les nécessités sociales de la production, même si elles sont justifiées par les nécessités politiques du groupe fondamental dominant. D'où la conception de Loria du «travailleur» improductif (mais improductif par référence à qui et à quel mode de production ?) qui pourrait se justifier si l'on tient compte que ces masses exploitent leur situation pour se faire attribuer des portions énormes du revenu national. La formation de masse a standardisé des individus, tant dans leur qualification individuelle que dans leur psychologie, en déterminant l'apparition des mêmes phénomènes que dans toutes les masses standardisées : concurrence qui crée la nécessité d'organisations professionnelles de défense, chômage, surproduction de diplômés, émigration, etc.
(Int., pp. 3-10 et G.q. 12, § 1, pp. 1513-1520).
[1930-1932]
Extraits du Cahier de Prison 12, § 3 :
Position différente des intellectuels de type urbain et de type rural
Les intellectuels de type urbain se sont développés en même temps que l'industrie et sont liés à sa fortune. Leur fonction peut être comparée à celle des officiers subalternes dans l'armée : ils n'ont aucune initiative autonome pour élaborer les plans de construction ; ils mettent en rapport, en l'articulant, la masse instrumentale [1] avec le chef d'entreprise, ils élaborent l'exécution immédiate du plan de production établi par l'état-major de l'industrie, en contrôlant les phases élémentaires de travail. [2] De façon générale les intellectuels urbains sont très standardisés ; les plus élevés d'entre eux se confondent toujours davantage avec le véritable état-major industriel.
Les intellectuels de type rural sont en grande partie « traditionnels » c'est-à-dire liés à la masse sociale paysanne et petite-bourgeoise des villes (surtout des centres mineurs) qui n'a pas encore été transformée et mise en mouvement par le système capitaliste : ce type d'intellectuel met en contact la masse paysanne avec l'administration centrale ou locale (avocats, notaires, etc.) et, par là même elle remplit une fonction politico-sociale importante, car il est difficile de séparer la médiation professionnelle et la médiation politique. En outre : dans la campagne l'intellectuel (prêtre, avocat, instituteur, notaire, médecin, etc.) a un niveau de vie moyen qui est supérieur à celui du paysans moyen, ou du moins différent, aussi représente-t-il pour ce dernier un modèle social dans son aspiration à sortir de sa condition et à l'améliorer. Le paysan pense toujours qu'au moins un de ses fils pourrait devenir un intellectuel (surtout un prêtre), c'est-à-dire devenir un « monsieur », élevant ainsi le rang social de la famille et facilitant sa vie économique par les contacts qu'il ne manquera pas d'avoir avec les autres « messieurs ». L'attitude du paysan à l'égard de l'intellectuel présente un double aspect et paraît contradictoire : il admire la position sociale de l'intellectuel et, de façon générale, de l'employé d'État, mais fait parfois semblant de la mépriser, autrement dit son admiration est instinctivement pétrie d'éléments d'envie et de rage passionnée. On ne comprend rien à la vie collective des paysans, ni aux germes et aux ferments qui s'y trouvent si l'on ne prend pas en considération, si l'on n'étudie pas de façon concrète, si l'on n'approfondit pas cette subordination effective du paysan aux intellectuels; chaque développement organique des masses paysannes, jusqu'à un certain point, est lié aux mouvements des intellectuels et en dépend.
Le cas est différent pour les intellectuels urbains : les techniciens d'usine n'exercent aucune fonction politique sur leurs masses instrumentales, ou du moins est-ce là une phase déjà dépassée; parfois c'est juste le contraire qui se produit : les masses instrumentales, du moins par l'intermédiaire de leurs intellectuels organiques, exercent une influence politique sur les techniciens.
Le point central du problème demeure la distinction entre intellectuels en tant que catégorie organique de chaque groupe social fondamental et intellectuels en tant que catégorie traditionnelle ; distinction qui fait naître toute une série de problèmes et de recherches théoriques possibles.
Le problème le plus intéressant est celui qui concerne, si on le considère de ce point de vue, le parti politique, ses origines réelles, ses développements, ses formes. Que devient le parti politique par rapport au problème des intellectuels? Il faut établir certaines distinctions : 1. pour certains groupes sociaux le parti politique n'est rien d'autre que leur propre façon de former leur catégorie organique d'intellectuels (lesquels se forment ainsi, nécessairement, étant donné les caractères généraux et les conditions de formation, de vie et de développement d'un groupe social donné) directement dans le domaine politique et philosophique et non pas dans le domaine de la technique productive [3]; 2. le parti politique, pour tous les groupes, est précisément le mécanisme qui, dans la société « civile », remplit la même fonction que, d'une façon plus large et plus synthétique, remplit l'État dans la société politique, c'est-à-dire qu'il fait la soudure entre les intellectuels organiques d'un groupe donné, le groupe dominant, et les intellectuels traditionnels ; et cette fonction, le parti l'accomplit précisément sous la dépendance de sa fonction fondamentale qui est d'élaborer ses propres composants, éléments d'un groupe social qui est né et qui s'est développé comme « économique », jusqu'à en faire des intellectuels politiques qualifiés, des dirigeants, des organisateurs de toutes les activités et de toutes les fonctions inhérentes au développement organique d'une société intégrale civile et politique. Et l'on peut même dire que le parti politique, dans son milieu, remplit sa fonction de façon beaucoup plus complète et organique que ne la remplit l'État dans un milieu plus vaste : un intellectuel qui entre dans le parti politique d'un groupe social déterminé, se confond avec les intellectuels organiques de ce groupe, se lie étroitement à ce groupe, alors que, lorsqu'il participe à la vie de l'État, cela ne se produit que de façon médiocre et quelquefois pas du tout. Et même, il arrive que de nombreux intellectuels pensent être eux-mêmes l'État : croyance qui, étant donné la masse imposante de cette catégorie, a parfois des conséquences importantes et apporte de déplaisantes complications dans le groupe économique fondamental qui est réellement l'État. [4]
Que tous les membres d'un parti politique doivent être considérés comme des intellectuels, voilà une affirmation qui peut prêter à des plaisanteries et à des caricatures : pourtant, à la réflexion, il n'y a rien de plus exact. Il faudra distinguer des degrés, un parti pourra avoir une plus grande extension dans son degré le plus bas ou dans son degré le plus haut, ce n'est pas cela l'important : ce qui importe, c'est sa fonction de direction et d'organisation, donc sa fonction éducative, donc sa fonction intellectuelle. Un commerçant n'entre pas dans un parti politique pour faire du commerce, ni un industriel pour produire davantage et à des prix de revient plus bas, ni un paysan pour apprendre de nouvelles méthodes de culture, même si, sous certains aspects, ces exigences du commerçant, de l'industriel ou du paysan peuvent trouver une satisfaction dans le parti politique. [5] Dans ce but, à l'intérieur de ces limites, il existe le syndicat professionnel, au sein duquel l'activité économique-corporative du commerçant, de l'industriel, du paysan trouve son cadre le plus approprié. Dans le parti politique les éléments d'un groupe social économique dépassent ce moment de leur développement historique et deviennent des agents d'une activité générale, de caractère national et international. Cette fonction du parti politique devrait apparaître beaucoup plus clairement à partir d'une analyse historique concrète qui montrerait de quelle façon se sont développées les catégories organiques d'intellectuels et les catégories d'intellectuels traditionnels, tant sur le terrain des diverses histoires nationales que sur celui du développement des différents groupes sociaux les plus importants dans le cadre des diverses nations, et spécialement des groupes dont l'activité économique a été surtout instrumentale.
La formation des intellectuels traditionnels est le problème historique le plus intéressant. Il est certainement lié à l'esclavage dans l'antiquité classique et à la position des affranchis d'origine grecque et orientale dans l'organisation sociale de l'Empire romain.
Ce fossé non seulement social mais national, de race, entre des masses importantes d'intellectuels et la classe dominante de l'Empire, se retrouve, après la chute de l'Empire entre les guerriers germaniques et les intellectuels d'origine romanisée, qui continuent la catégorie des affranchis. A ce phénomène vient se mêler la naissance et le développement du catholicisme et de l'organisation ecclésiastique qui, durant de nombreux siècles, absorbe la majeure partie des activités intellectuelles et exerce le monopole de la direction culturelle, avec sanctions pénales à l'appui pour ceux qui veulent s'y opposer ou même éluder ce monopole. On voit se manifester en Italie le phénomène, plus ou moins intense selon les époques, de la fonction cosmopolite des intellectuels de la péninsule. Signalons maintenant les différences qui sautent immédiatement aux yeux dans le développement des intellectuels dans toute une série de pays, du moins dans les plus importants, en précisant que ces observations devront être contrôlées et approfondies.
Pour l'Italie le fait central est précisément la fonction internationale, ou cosmopolite de ses intellectuels, qui est cause et effet de l'état de désagrégation dans lequel demeure la péninsule depuis la chute de l'Empire romain jusqu'en 1870.
La France fournit un type complet de développement harmonique de toutes les énergies nationales et particulièrement des catégories d'intellectuels. Lorsque, en 1789, un nouveau regroupement social émerge politiquement à la surface de l'histoire, il est entièrement pourvu de toutes ses fonctions sociales et c'est pourquoi il lutte en vue de la domination totale de la nation, sans en venir à des compromis essentiels avec les vieilles classes, mais au contraire en les subordonnant à ses fins. Les premières cellules intellectuelles du type nouveau naissent avec les premières cellules économiques : l'organisation de l’Église elle-même en subit l'influence (gallicanisme [6], luttes très précoces entre l’Église et l'État). Cet édifice intellectuel massif explique la fonction de la culture française aux XVIIIe et XIXe siècles, fonction d'irradiation internationale et cosmopolite, et d'expansion à caractère d'impérialisme et d'hégémonie (de façon organique), par conséquent bien différente de celle de la culture italienne, avec son caractère d'immigration personnelle, dispersée, et qui ne réagit pas sur la base nationale pour lui donner une nouvelle valeur, mais au contraire concourt à rendre impossible la constitution d'une base nationale solide.
(G.q. 12, § 3, pp. 1550-1551.)
[1] La masse instrumentale (massa strumentale), c'est-à-dire les ouvriers.
[2] L'observation de Gramsci, valable en général et, de façon plus particulière pour l'époque à laquelle il écrivait, peut être aujourd'hui complétée. De nouvelles fonctions, non plus seulement d'ordre technique, mais en vue d'organiser l'accord des ouvriers avec la direction de l'entreprise, ont été attribuées, à la suite de l'exemple des États-Unis, aux techniciens d'usine (pour augmenter la productivité et par conséquent, en régime capitaliste, le profit). On peut donc aujourd'hui déterminer une influence politique directe de ces techniciens sur les ouvriers.
[3] Dans le domaine de la technique de la production se forment des couches que l'on peut considérer comme correspondant aux « gradés » (sous-officiers) dans l'armée, c'est-à-dire les ouvriers qualifiés et les ouvriers spécialisés, en ville, et, de façon plus complexe, les métayers et les fermiers à la campagne, car ces derniers correspondent en général au type de l'artisan, qui est l'ouvrier qualifié d'une économie médiévale. (Note de Gramsci.)
[4] Gramsci fait ici allusion aux contradictions qui peuvent surgir parfois entre certains hommes politiques qui dirigent officiellement l'État et les forces économiques dont ils sont en réalité les agents, ou, comme le dit souvent Gramsci, les « commis ».
[5] L'opinion commune contredit cela lorsqu'elle affirme que le commerçant, l'industriel, le paysan qui « font de la politique » y perdent au lieu d'y gagner et sont les plus mauvais de leur catégorie, et cela peut être un sujet de discussion. (Note de Gramsci.)
[6] Gallicanisme doctrine des gallicans (du latin : gallicanus, dérivé de Gullus Gaulois). Les gallicans sont les partisans des libertés de l’Église de France et du principe de l'indépendance des Églises nationales par rapport à la papauté. Ils s'opposent aux ultramontains, qui soutiennent le pouvoir absolu du pape en toute matière.