L'enfant "au centre" mais de quoi ?
L’enfant au centre, au centre de quoi au juste ?
Les jeunes parents se soucient de l'éducation que reçoivent leurs enfants, soit pour les protéger des abus répressifs sensés régner dans le monde cruel de l’école, soit et souvent les mêmes pour s’inquiéter de la baisse du niveau de cette école. Laquelle ne fait guère de doute, et aboutit de plus en plus à la fuite des élèves qui ont ou dont les parents ont des ambitions professionnelles ou culturelles vers l’école privée - sans garantie de succès d’ailleurs.
Mais les uns et les autres se considèrent comme des consommateurs d’éducation, des propriétaires de leur progéniture qui décident souverainement de ce qu’il faut en faire – bien qu’ils se laissent tyranniser par elle à domicile, et n’imaginent même pas que la société ait quelque chose à exiger de la part de leurs enfants.
Pourtant la famille nucléaire est en même temps violemment attaquée de divers cotés, et on répand le soupçon qu’elle cacherait de vilains secrets, et qu'elle serait encore un autre enfer pour les enfants dès que celui de la salle de classe se termine. Quant à ceux-ci on en est revenu il semble au mythe de l’innocence originelle - qui dit innocence dit culpabilité quelque part aussi.
L’urbanisme et l’aménagement du territoire rend de moins en moins facile de les envoyer « jouer dehors », et plus encore la paranoïa exponentielle des parents, qui avant de se plaindre du temps passé sur les téléphones portables les ont imposés à leurs enfants pour leur mettre un fil à la patte.
Remarquablement, les « grands ensembles » d’habitat collectif si décriés aujourd’hui prévoyaient explicitement des larges espaces de jeu en plein air qui sont aujourd’hui à l’abandon et comme les garages infestés par les dealers et les traîne-savates mais qui n’étaient pas voués à ce triste destin.
Or l’éducation, son principal rôle n’est pas de satisfaire à une « demande » éducative, mais de transférer d’une génération à l’autre la culture, le savoir et les compétences accumulées, et aussi de créer de toute pièce le sentiment d’appartenance collective à la société - l’école est sans doute le dernier collectif concret qui existe. Et non plus de satisfaire les désirs des enfants qui à tout prendre préféreraient effectivement aller jouer dehors qu’ingurgiter des connaissances abstraites, et qui en tant que futurs adultes se rêvent dans des carrières brillantes de parasites célèbres, du footballer à la top model.
Il est probable qu’il faille collectiviser bien davantage l’éducation qu’on imagine et beaucoup moins demander leur avis à ceux qui ne savent pas encore ce qu’ils veulent, ou qui ne le sauront jamais. Et qu’il faille aussi cesser de surprotéger les enfants, c’est à dire de les confiner, de les étouffer et de les enfermer – tout comme les femmes d’ailleurs - dans un statut préétabli de victime potentielle de toutes sortes d'abus.
Car personne ne semble se soucier que pendant ce temps-là les enfants soient devenus la principale cible du marketing, de la publicité, ni des conséquences de ce bombardement idéologique et moral constant sur leur développement et leur mentalité – qui les poursuit partout et les ravage de fond en comble dès l'âge d'un an, jusqu'à échouer sur la morne plage de la vie d'adulte parvenu à celui de trente ans. Une proposition de réforme radicale et de salubrité publique serait bien d’interdire formellement tout message publicitaire à leur destination – qu’il s’agisse de jeux, de jouets, de vêtements, de chaussures, de films, d’aliments, de friandises, de loisirs, de soutien scolaire ou toutes autres marques, et de censurer toute apparition d’enfants comédiens dans des messages pour vanter les mérites de marchandises destinées aux adultes, des autos ou des maisons, des banques ou des assurances, des centres commerciaux ou des appareils électroniques, des téléphones ou des spectacles. L’enfant n’a pas à être introduit dans le champ du désir marchand. L’en préserver diminuerait sans doute le risque de l’exposer à des perversions d’adulte, mais aussi celui de développer la perversion chez lui et la tendance à tyranniser son entourage.
Sur un autre plan la perte d’autorité des maîtres et des parents provoque mécaniquement la montée de celle des prescripteurs mercantiles et des harceleurs de la cour de récré.
L’éducation nouvelle dans la version de Makarenko ou de Célestin Freinet se donnait pour but non d’exalter l’enfance en soi mais d'élever le niveau culturel général et la conscience des masses une fois parvenues à l’âge adulte, et de résoudre le problème évident pour les pédagogues confrontés à la réalité, du refus ouvert ou dissimulé du savoir qui se développe chez la plupart des élèves après quelques années ou même quelques mois de séjour dans le système scolaire - en diagnostiquant en l’occurrence le rôle de l'imposition d'une culture de classe dans ce refus chez les enfants défavorisés. Elle a été détournée et inversée en un discours démagogique qui place l'enfant au centre comme un roi fainéant alors que ce n’est pas du tout là qu’il veut se trouver – au centre des obsessions narcissiques et des exigences hystériques des parents et des adultes en général, de la volonté propagandiste des classes dirigeantes et de l’État qu’elles contrôlent, et bien davantage encore au centre des stratégies de marketing.
C’est le savoir qui doit se trouver au centre, et c’est seulement à cette condition que le temps pris aux enfants pour leur éducation peut leur être pris honnêtement, en échange de quelque chose qui en vaut la peine. Ce que ce savoir – forcément abstrait - doit contenir effectivement est d’ailleurs une autre question.
Reste à savoir pourquoi les sciences de l’éducation ou prétendues telles sont si inadéquates à leur objectif lorsque les enseignants tentent de les mettre en pratique. Sans doute se sont-elles développées dans le déni de ce que l’éducation et la culture comportent structurellement de contrainte des âmes et des corps – Freinet et Makarenko qui étaient des partisans convaincus de la dictature du prolétariat n’avaient pas à se poser le problème – cela parce qu’elle manifeste une exigence de la collectivité envers l’individu et sa famille, et aussi dans le contresens qui consiste à penser que le savoir scolaire est quelque chose de l’ordre de la pensée raisonnante, alors que le critère de toute assimilation réussie est de savoir faire et refaire la tâche à la perfection sans avoir à y penser – ce qui ne va pas sans longues séances d’exercices répétitifs pénibles et astreignants, ce qui ne saurait être imposé à nos jeunes générations victimisées dès le berceau par une sorte de bienveillance protectrice perverse.
Bien qu’elles se gargarise d’équité et d’égalité des chances et des truismes de Bourdieu à ce sujet, elles sont aussi dans le déni du caractère de classe effectif du contenu de l’éducation secondaire en ce qu’elle propose principalement aux élèves d’apprendre à manipuler des discours sans substance et sans s’être souciée au préalable de vérifier l’assimilation du langage complexe et des raisonnements logiques, introduisant ainsi un respect superstitieux pour le jargon – et donc pour les spécialistes bourgeois qui en produisent - et un biais idéaliste qui ne peut que se retourner contre les élèves lorsqu’ils deviennent des travailleurs confrontés à la matière réelle dans leur vie d’adulte où on ne peut pas se payer de mots, si on fait pas partie des classes privilégiées.
Une culture grammaticale, logique, mathématique, scientifique, technologique et expérimentale insuffisante ne pourra pas être remplacée par l’inculcation prématurée d’un prêchi-prêcha à prétention démocratique, écologique et individualiste qui n’a aucun sens à ce niveau d’appréhension, et qui n’a pour but que de répandre dans les masses un conformisme niais et désarmé face à l’agressivité dynamique de la marchandise.
On pourrait dans l’état actuel des choses avantageusement remplacer la plupart des disciplines enseignées dans le secondaire par un apprentissage pratique des technologies, des sports, de la musique ou des arts plastiques, si des exigences de résultat et de maîtrise du savoir-faire existaient encore dans ces disciplines - les premières à avoir été "déconstruites".
Nous autres les enseignants avons aussi nos responsabilités dans cet état des lieux déplorable. Travailler fatigue, et faire travailler fatigue plus, et faire travailler les élèves plus encore, lorsque plus rien dans le climat idéologique et dans la famille ne les y pousse. Dans ces conditions nous nous sommes laissés aller à accepter la multiplication sur notre temps de service de ce qu’un ancien mien collègue appelait justement des « non-cours », ce qui va des réunions creuses, aux séances de sensibilisation qui enfoncent les portes ouvertes, aux débats d’actualité lourdement orientés, des minutes de silence aux intervenants extérieurs intempestifs et aux voyages et aux sorties qui toutes intéressantes soient-elles ont toutes le défaut de ne pouvoir pas être évaluées, et aux séances d’informatique où c’était plutôt les élèves qui donnaient des leçons aux profs que l’inverse, et enfin à l’apprentissage précoce du crétinisme parlementaire à l’occasion du vote pour les « délégués de classe » et autres bouffonneries – dont le cérémonial idiot des conseils et préconseils de classe qui durent d’autant plus longtemps qu’ils décident de moins de choses.
Le capitalisme de l’ère impérialiste mondialisée n’a plus besoin d’école et n’a plus de culture à faire partager aux nouvelles générations de consommateurs – et dans les métropoles il n’a même plus besoin de nouvelles générations d’ailleurs.
GQ, 9 novembre 2024
PS Cette situation qui s'est installée peu à peu au cours d'une évolution qui a duré plus d'un demi-siècle ne durera probablement pas un demi-siècle de plus.