Que faire de l'expérience historique accumulée lors des expériences socialistes? (Dépasser la démocratie bourgeoise - 1/12)
Version - très - actualisée et améliorée du texte de 2010 "Dépasser la démocratie bourgeoise"
1) Que faire de l’expérience politique accumulée au cours des tentatives de construction d'États socialistes au XXème siècle ?
Les États socialistes au XXème siècle ont rencontré un échec global, malgré quelques grandes victoires dont la moindre ne fut pas l’existence durable de sociétés socialistes sur une large part du globe pendant plusieurs décennies (la précédente expérience, la première, la Commune de Paris, n’avait duré que 62 jours à Paris en 1871). Aujourd’hui, l’opinion publique informée et déformée par la propagande des vainqueurs, c’est-à-dire des fervents du capitalisme, se retourne contre ces expériences en accusatrice : afin d’instaurer le communisme, règne de liberté et d’abondance, elles auraient imposé la servitude et la pénurie aux peuples ayant à subir cette malheureuse expérience.
Ce jugement sans nuance prend délibérément les choses par le mauvais bout. Il paraît impossible de changer le monde, c’est-à-dire son ordre social, sans recourir à un moment ou un autre à la force, les forces discrètes qui imposent le consentement n'étant pas les moins tyranniques et aucune force politique ou sociale ni aucun État ne se privant de la possibilité d’user de violence. On peut et on doit critiquer le socialisme réel de l’URSS et d’autres pays pour leurs échecs, par rapport à leurs buts, et on peut légitimement regretter les sacrifices consentis pour si peu de chose au bout du compte, pour en définitive revenir à Gorbatchev, Eltsine ou Vaclav Havel. On peut se dire que ça ne valait pas le coup. Mais le débat moral sur la violence en soi n’est qu’un habillage idéologique des prétentions des uns et des autres. Débat très pauvre qui tombe au niveau des querelles d’enfant : qui a commencé ?
Si on tient vraiment à le savoir, c’est hors de doute la guerre mondiale lancée par les bourgeoisies impérialistes d’Allemagne de France et de Grande Bretagne en 1914 qui a initié un processus catastrophique et incontrôlable de brutalisation des comportements et de démonétisation de la vie humaine - qui d'ailleurs se produisait sans masque aux colonies depuis leur conquête - et qui a déchiré d’un coup le voile de Maïa « démocratique » qui dissimulait à la bourgeoisie progressiste la réalité la plus inhumaine de l’exploitation. Les exploités quant à eux n’avaient pas besoin de cette démonstration. L’expérience amère de la répression sanguinaire de la Commune de 1871 avait déjà convaincu la branche la plus déterminée du mouvement ouvrier de la nécessité de ne pas faire de cadeaux à la prochaine occasion. Parallèlement, le climat idéologique réactionnaire, clérical et nationaliste qui se développait depuis la fin du XIXème siècle indiquait une dérive antidémocratique de la bourgeoisie, provoquée par la crainte de la montée du socialisme et de la promotion des classes populaires. Certaines forces sociales influentes, comme l’Église catholique, ont joué un rôle très néfaste à cet égard.
Depuis la Révolution d’Octobre de 1917 le socialisme n’est plus une utopie abstraite dont on rêve confusément, mais une formation sociale originale qui a vraiment existé, entre autres lieux en URSS, qui existe encore à Cuba et en RPD de Corée, dans une certaine mesure en Chine, au Viet Nam, au Laos, et même au Venezuela, et qui peut être opposée et comparée au capitalisme. Nous disposons d’une expérience historique concrète, d’une ébauche en vraie grandeur du nouveau mode de production qui devrait normalement remplacer le capitalisme selon les thèses du matérialisme historique qui reste une théorie scientifique valable. La mise en place d’une société et d’une économie dirigée par les producteurs directs (ouvriers, paysans, salariés des services essentiels) n’est pas allée sans difficultés et les résultats se sont avérés souvent décevants du point de vue des révolutionnaires eux-mêmes, le seul qui compte, le jugement horrifié des classes propriétaires et intellectuelles dépossédées étant attendu et non pertinent. La difficulté à remplacer une classe dirigeante par une autre, puis à supprimer les classes, a sans doute été sous-estimée (Lénine commençait à bien mesurer l’ampleur de la tâche dès 1920 ), ainsi que la profondeur et l’enracinement de la résistance au changement, même après la défaite des forces politiques et économiques de la réaction capitaliste. La mentalité bourgeoise persiste par inertie culturelle longtemps après la révolution parmi les nouvelles élites sélectionnées pour gérer le socialisme, et éduquées largement suivant des canons culturels et des normes d’excellence développés auparavant par la bourgeoisie et les féodaux. Côté cours, la bureaucratie, côté jardin l’intelligentsia mais c’est du même édifice et de ses habitants qu’il s’agit, l’administration de l’État socialiste prolétarien. Il n’empêche que cette expérience défectueuse sur bien des points fut la première tentative de société prolétarienne viable de l’histoire de l’humanité. Des historiens anticommunistes ont voulu la discréditer en la qualifiant « d’utopie au pouvoir ». C’était justement sa force et sa grandeur.
C’est pourquoi on peut affirmer sans détour que l’avenir du mouvement doit partir de la critique de l’expérience du socialisme réel en évaluant correctement ses succès et ses échecs et non en pratiquant le retour à un communisme utopique imaginaire d’avant Marx et Lénine tels qu’en rêvent les communistes de la chaire, de Lucien Sève à Alain Badiou, et la plupart de ceux qui relèvent des différentes branches du trotskysme et de l’anarchisme.
Les porte-paroles intellectuels de la bourgeoisie ont tiré de cette critique du socialisme plusieurs conclusions défavorables qu’ils ont répandues dans le public comme si c’était des évidences incontestables : le socialisme comme système productif réel aurait été inefficace, il n’aurait pas permis la libération des forces créatrices aliénées dans le prolétariat. Celui des pays les plus développés n’aurait pas joué un rôle révolutionnaire décisif, et parviendrait-il enfin à jouer ce rôle, la question de la forme du nouveau pouvoir politique resterait ouverte comme au premier jour. En partant d’observations réalistes des difficultés du socialisme réel, on l’a comparé et jugé inférieur aux sociétés capitalistes contemporaines, en négligeant complètement le fait qu‘il s’agissait d’une expérience complètement inédite où les tâtonnements et les erreurs étaient inévitables, et que cette expérience s’est déroulée dans un monde systématiquement hostile dominé par des forces incarnées par des politiciens sans scrupules et intéressées au premier chef à sa perte.
Toute révolution doit s’attendre à rencontrer l’hostilité du monde d’avant, mais il n'empêche qu'on peut se demander de façon sans doute un peu trop naïve et empirique, pourquoi l’URSS n’est pas devenue « l’Amérique » du prolétariat mondial, la terre promise du socialisme, pourquoi n’a-t-elle pas su employer au profit de son développement et de la diffusion du socialisme l’extraordinaire courant de sympathie qu’elle a su se créer dans le prolétariat mondial ? Pourquoi le prolétariat vaincu en Occident n’a-t-il pas pu « voter avec ses pieds » ? La rigidité de l’ordre politique socialiste l’a rendu inapte à saisir de nombreuses opportunités de progrès. Imaginons simplement que les savants allemands persécutés par le nazisme plutôt que les États-Unis aient choisi l’URSS comme terre d’exil !
Il est pourtant très significatif qu’un grand penseur conservateur et mystique comme le logicien et philosophe Wittgenstein, qui fut toute sa vie tourmenté par une sorte de culpabilité de classe, ait voulu y émigrer ! Et ils ont été nombreux à y songer. Tenter de développer des réponses à ces interrogations c’est se donner les moyens d’avancer à partir du socialisme réel vers la révolution réelle.
GQ. Revu et réécrit le 5 juin 2023
A suivre ... ici