Les conditions subjectives de la révolution socialiste
Pour qu’une révolution sociale se produise, il faut que se réunissent dans la société des « conditions objectives » et des « conditions subjectives ».
Les premières sont les crises économiques et les guerres régulièrement et cycliquement produites par les contradictions de l’économie capitaliste, et qui seront toujours présentes au rendez-vous.
Les secondes ont leur origine dans l’économie mais s’expriment dans la tête des révolutionnaires qui sont issus des classes révolutionnaires, c’est à dire dans conscience de la classe ouvrière.
Les conditions subjectives de la révolution bolchevique sont apparues soudainement vers 1895, quand la partie de l’intelligentsia russe ralliée à la révolution a pour la première fois réussi à propager les idées de Marx et d’Engels dans la classe ouvrière, après avoir prêché dans le désert pendant deux générations avec d’autres théories socialistes qui se voulaient pourtant plus accessibles aux masses rurales et plus authentiquement « russes ».
Des idées révolutionnaires répandues ainsi dans une fraction de la bourgeoisie ou de l'aristocratie peuvent aider beaucoup dans une telle situation, et sont mêmes indispensables, mais ne constituent pas les « conditions subjectives » dont il est question, et peuvent même dans certains cas s’y opposer lorsqu'elles diffusent à contretemps des théories dépassées ou inadaptées à la situation.
Ainsi quand j’étais jeune dans les années 1970 j’ai vécu les dernières années de la paradoxale hégémonie intellectuelle du marxisme parmi les étudiants et les intellectuels bourgeois en France. Ces jeunes intellectuels qui étaient le plus souvent superficiellement sincères étaient pourtant considérés avec méfiance par les ouvriers largement organisés dans un parti marxiste, le PCF de l’époque, qui se faisait allègrement l’interprète de ce rejet, pour de bonnes raisons - et de moins bonnes aussi, pour masquer son processus d'institutionnalisation qui commençait.
Les idées révolutionnaires que les masses populaires partageaient alors spontanément, sans avoir besoin de prédication, étaient d'une part des idées communistes utopiques assez hétérodoxes du point de vue marxiste, qui remontaient à la culture révolutionnaire urbaine du siècle précédent et qui étaient en train de se scléroser en un récit mythique de la barricade recyclé sur la scène de mai 68 et dans la culture subventionnée par l'État en plein essort ; et d'autre part des idées socialistes appuyées sur des modèles politiques étrangers réellement existants et pourtant quotidiennement dénigrés et calomniés, déjà, par les grand médias, et les intellectuels de renom, de la droite à la gauche du champ politique qui ajoutaient avec enthousiasme leur coup de pied de l’âne au socialisme réel, et leur petite pierre au grand récit du totalitarisme. Il s’agissait de croyances diffuses en un avenir meilleur, prospère et juste, grâce à une nouvelle organisation de la société dont l’expérience soviétique était la préfiguration – et subsidiairement, lorsqu’un aspect ou un autre du socialisme réel soviétique ou des démocraties populaires est-européennes paraissaient décevants, la Yougoslavie, la Chine, Cuba, le Viet Nam, le Burkina Faso, l’Albanie, etc. devenaient le modèle à suivre.
L’échec de cette expérience, qui a été précédé et en partie causé par un rejet massif du socialisme et de ses valeurs - notamment l’égalité salariale - par ses propres cadres et par la gens intellectuelle qu’elle avait pourtant formées a ruiné cette croyance vers les années 1980 dans le prolétariat mondial. Ce qui aggravé particulièrement les choses en France, ce fut l’expérience du retournement anti-ouvrier de la gauche au pouvoir, en 1983, qui entraîna l’effondrement du PCF, qui avait au moins l’utilité de faire de l'ombre aux bourgeois d'extrême-gauche qui depuis se sont mis à jouir sans entrave et à proliférer.
A en croire l’opinion actuelle des anciens citoyens soviétiques cet échec semble avoir été en réalité une apparence trompeuse forgées par les médias occidentaux et qui s’est infiltrée dans l’opinion des pays socialistes par l’intermédiaire de leur intelligentsia, et de leur caste administrative, qui ont fait miroiter au peuple la société de consommation occidentale avant de confisquer à leur profit la propriété sociale. La catastrophe pour les ouvriers, ce ne fut pas le socialisme malgré sa crise et ses contradictions, mais la transition régressive au capitalisme, et les masses de l’ex-URSS ne l’ont pas oubliée.
Quoiqu'il en soit, nous manquons aujourd’hui de propagandistes et d’agitateurs disposant de brochures et de vidéos internet vantant les mérites simples et indépassables du socialisme. Qui ne sont pas un mystère : planification économique, collectivisation des grands moyens de production et des grands réseaux de distribution, égalité salariale, plein emploi, couverture sociale généralisée; le droit au travail, la gratuité de la santé, de l’éducation, la quasi-gratuité des aliments de base, des transports, de l'énergie et du logement, la planification du développement culturel, sportif, scientifique et technique aussi bien pour le plus grand nombre que pour l’élite; l'éventail réduit des salaires et l’absence de grande fortune et de classe de rentier. Absence aussi de l’empoisonnement moral dû à la publicité et au marketing, et faible niveau de délinquance et d'insécurité. Et la dignité et la bonne entente entre les nationalités qu’apportent la souveraineté nationale et le respect des minorités.
Ce système est très éloigné d’un système de redistribution de richesses à tous, obligeamment restituées à cette intention par les capitalistes, comme un « salaire social » ou un « revenu universel » c’est à dire d’une société de consommation pour pauvres financée par ceux qui sont un peu moins pauvres, et surtout par la plus-value produite par les ouvriers du Tiers-monde.
Il existe beaucoup de chaînes Youtube qui tirent à boulets rouges sur le capitalisme, et qui en apparence le réduisent en confettis, mais qui semblent n’avoir rien d’autre à proposer que le retour à la France du général De Gaulle, portée dans le meilleur des cas à la hauteur de la Suède de Olaf Palme. Et pourquoi diable les capitalistes permettraient-ils cela aujourd'hui maintenant qu'ils ne vivent plus sous la menace de l'Union Soviétique?
Aujourd’hui, les ouvriers penchent vers la droite, parce que faute qu’on leur propose quelque chose de concret, ils ont cessé de croire aux lendemains qui chantent pour la classe ouvrière, et qu’au niveau de leur difficile vie quotidienne, ils ont développé un rejet massif de l’immigration, du laxisme sécuritaire, et de l’assistanat, c’est à dire de ce que propose ce qui fait figure aujourd’hui de « gauche » et qui est tombé à un niveau d'adhésion d'environ 10% dans la population (les 30% du pseudo "Front Populaire" de juin 2024 contiennent majoritairement des forces liées au PS et à l'écologisme bourgeois qui ne peuvent être classées qu'à droite).
Bref les conditions subjectives d’une révolution socialiste et d’un projet communiste peuvent apparaître à nouveau à condition de se débarrasser de la plus grande partie de la gauche actuelle qui pour aggraver son cas se vautre dans le bellicisme pro-OTAN depuis le début de la guerre d'Ukraine. La gauche "compatible avec l'impérialisme" comme on dit aux État-Unis, qui se complait dans les polémiques culturelles de diversion concernant les mœurs ou la mémoire des péchés de l'esclavage et du patriarcat.
Une organisation socialiste des travailleurs issue de la base pourrait se structurer demain, une nouvelle organisation politique de lutte des classes, autour d’un projet de société enraciné dans les revendications populaires élémentaires. Elle devrait retrouver un regard positif envers les pays qui n'ont pas renié le socialisme - Cuba, Chine, Viet Nam, Laos, RP de Corée, Venezuela, etc.- pour mieux en comprendre les difficultés, les choix économiques et politiques, et souvent les grands succès.
Le capitalisme « progressiste », c’est à dire celui qui est conscient de la nécessité de contrôler les récits messianiques qui réapparaissent inéluctablement dans les foules opprimées compte beaucoup sur la thématique du climat pour forger un consensus entre classes sociales et met en avant pour le faire la jeunesse bourgeoise des métropoles, la même dont les grands parents étaient les gauchistes paradoxaux des années 1970 que je rencontrais au lycée. Les discours alarmistes voire apocalyptiques, dans la mesure où la chasse aux énergies fossiles, après avoir servi de vecteur à la désindustrialisation des métropoles, peut servir à gêner le développement des pays du Sud, contribue au maintien de la structure impérialiste de domination mondiale par l’Occident. La bourgeoisie et ses intellectuels organiques utilisent les questions écologiques pour culpabiliser des masses plus instruites qu’autrefois, mais d'autant plus naïves, et pour se dédouaner de leurs responsabilités qui sont pourtant évidentes et écrasantes. Ils justifient ainsi les politiques malthusiennes qui aboutissent à une paupérisation absolue des travailleurs et de leurs familles, tout en consolidant la marge appropriée par les nouveaux rentiers.
Le capitalisme tente de se projeter un avenir en décroissance, avec maintien ou même élargissement de la marge qu’il parvient à extraire de la valeur produite par le travail. La décroissance, s'il y a maintien de la société de classe, c'est arithmétiquement la croissance de l'inégalité. Incidemment, seul le socialisme peut planifier rationnellement l'avenir, et ça vaut pour le climat, pour l'écologie comme pour le reste.
Le socialisme ne peut redevenir un idéal politique de premier plan et une force matérielle irrésistible qu’en passant à nouveau dans la conscience des classes populaires et le rôle des théoriciens, des propagandistes et des agitateurs est d’en devenir les témoins, les avocats et les bateleurs.
Ce qui n'est pas une mince affaire. Depuis la Révolution d’Octobre, une culture individualiste a été diffusée parmi les travailleurs par tous les moyens possibles, et elle semble parfois devenue définitive, de l’ordre d’un obstacle infranchissable, car le socialisme peut de moins en moins s’appuyer pour sa propagande sur une sorte de collectivisme culturel traditionnel qui prévalait autrefois dans les classes opprimées, justement comme système de défense élémentaire.
En réalité cet individualisme de consommateur et d’aventurier de pacotille n’est rien d’autre que la religion de notre temps, de diffusion mondiale sans doute, mais plutôt moins solide et moins consistante que les religions précédentes, car elle n’est plus structurée par des rituels collectifs inclusifs mais par des pratiques exhibitionnistes agressives. Le paradis qu'elle promet, c'est le quart d'heure de célébrité d"Andy Warhol ! Et elle s’écroulera comme les autres, c’est à dire qu’elle deviendra soudain une simple idée portée au délire par quelques extrémistes, et devenue profondément indifférente aux masses.
Quant à l’individualisme bourgeois catalogué "à gauche"qui s'est égaré dans la post-humanité et dans la promotion des minorités les plus extravagantes il n'est qu'un repoussoir, et il faut s'en tenir bien éloigné.
GQ, 5 décembre 2022, relu le 11 décembre 2024