Sur la destruction de l'économie socialiste en Pologne (1988-1992)
Note de Bruno Drweski : Pour ceux qui s'intéressent à ce qui s'est passé à l'Est entre la fin des années 1980 et les années 1990, voilà un fragment d'interview de Szalajda, un ancien ministre de l'industrie polonais à l'époque du gouvernement Messner, le dernier gouvernement plus ou moins "socialiste" avant de passer la main au gouvernement Rakowski en 1988, provenant de l'aile libérale du Parti "ouvrier" unifié polonais et qui a préparé les négociations pour la prise de pouvoir en 1989 par le camp libéral pro-occidental dirigé formellement par Mazowiecki mais en fait par son ministre des finances, Leszek Balcerowicz, l'homme des USA produit d'un casting fait par l'économiste US Jeffrey Sachs (à l'époque néolibéral otanien pur et dur). Cet entretien est paru dans le petit quotidien de la gauche ex-communiste, la Tribune (ex "Tribune du peuple" avant 1989) :
Entretien avec Zbigniew Szałajda (ZSz) publié dans "La Tribune "du mercredi 13 au jeudi 14 octobre 2021. Entretien mené par Jarek Ważny (JW) sous le titre : "Un homme pour des tâches spéciales." Ici les parties où le contenu fait référence à Balcerowicz et à sa politique économique.
(JW) "Alors Mazowiecki s'est réuni avec Walesa et Michnik..." c'est comme cela que l'on a résumé la formation du premier gouvernement non communiste, qu'en pensez vous ?
- (ZSz) "Dans le cas du gouvernement de Mazowiecki, sa figure principale était en fait Balcerowicz. J'écris dans mon livre qu'il a été l'âme damnée de la Pologne. Il a détruit l'industrie polonaise, pour parler honnêtement. Je dis cela en toute conscience, car j'ai appris à connaître Balcerowicz sous son pire aspect. Lorsque le gouvernement de Messner s'est effondré, il fallait faire quelque chose, entre autres, avec moi, et même si je peux paraître ici immodeste, j'étais une figure dont on ne pouvait pas se débarrasser comme ca, d'un revers de main. On m'a donc proposé, après l'intermède Rakowski, d'être l'adjoint du Représentant permanent de la Pologne auprès du COMECON car Balcerowicz était alors, en tant que ministre des finances, le titulaire de la fonction de Haut Représentant auprès du Comecon. Et pour adoucir un peu ma "promotion" qui couvrait ma chute, ils ont même fait de moi un "Ambassadeur extraordinaire".
J'ai officié alors à Moscou pendant un an et demi. C'était même un beau travail. À l'époque, il n'exigeait pratiquement plus aucune responsabilité, et le bureau était grand. Un jour, Balcerowicz a décidé de venir me voir, dans ce Moscou des années 1989-91. Pour cette occasion, j'ai préparé divers entretiens de haut niveau, y compris avec le premier ministre soviétique, un programme de visites d'envergure, comme il est d'usage dans de telles situations dans le monde diplomatique et économique. Lorsque Balcerowicz est arrivé, il nous a tous réunis, les employés polonais du Comecon et ceux de l'ambassade polonaise, et nous a déclaré : "Mesdames et Messieurs, je ne suis pas venu ici pour relancer la coopération économique avec l'URSS. Je suis venu ici pour éliminer notre coopération avec l'Union soviétique, et pour le faire de telle manière qu'elle ne puisse jamais être relancée". Après une telle déclaration, il n'y avait pratiquement plus rien à faire. J'ai parlé encore à Osiatyński, mais en fait, ils étaient tous conquis par cette idée que Balcerowicz avait rapportée de la part Jeffrey Sachs aux USA.
Après cette déclaration de Balcerowicz à Moscou, je suis encore allé une fois le voir à Varsovie, toujours en tant que représentant officiel auprès du Comecon, et j'ai donc demandé à voir mon supérieur immédiat, Balcerowicz. Il m'a accueilli. Et lors de cette rencontre, je lui ai demandé :
- "Comment cela va-t-il se passer, Monsieur le Premier ministre, car je ne sais pas si ma personne peut être encore utile à la Pologne ?".
M. Balcerowicz m'a répondu : "Monsieur, toute l'économie que vous avez construite doit être démolie jusque dans ses fondations".
- J'ai alors répondu : "Et après ?"
Balcerowicz a dit : "il faut construire une nouvelle économie et une nouvelle industrie".
- j'ai opiné : "Et qui va financer cela ?".
Balcerowicz : "Les Américains".
- "Et qui va mettre cela en oeuvre ?"
Balcerowicz : "Les Américains".
- "Et qui va gérer ?"
Balcerowicz : "les Américains".
- J'ai écouté cela et je lui ai répondu : "Monsieur le Premier ministre, c'est du délire, tout cela est irréel".
"Ce n'est pas vrai," m'a répondu Balcerowicz, "c'est réaliste ! C'était peut-être irréaliste quand vous aviez le pouvoir, mais sous le nôtre, tout cela peut être réalisé".
Quelque temps plus tard, il y a eu une réunion des chefs d'État membres du Comecon à laquelle je suis allé avec Mazowiecki, car je connaissais bien le russe et que j'étais donc utile, et que, en plus, il s'agissait de questions économiques sur lesquelles j'avais aussi quelque chose à dire. Je voulais encore m'en occuper, mais me souvenant de ma conversation avec Balcerowicz un mois ou deux plus tôt, je suis arrivé lors de cette réunion à la conclusion qu'il fallait que je demande à Mazowiecki de me démettre de mes fonction, car j'avais construit toute ma vie mais je n'avais pas les qualifications nécessaires pour mettre une économie en ruines.
(JW) "Mais avez-vous écouté ce que déclare Balcerowicz récemment ?"
- Quand j'écoute Balcerowicz maintenant, il ne parle plus aussi nettement qu'auparavant. Il s'est maintenant spécialisé dans la critique des résultats. Il ne donne plus de solutions toutes faites comme il le faisait auparavant, il se met dans des positions de recensions confortables. L'histoire, à mon avis, n'estimera pas qu'il a eu raison, mais nous devrions quand même nous souvenir de lui comme de quelqu'un qui avait une vision claire de ce que devait devenir la Pologne, même si c'était une vision complètement erronée qui a apporté beaucoup plus de pertes que de bénéfices.
Ce qui frappe le plus dans la vision de Balcerowicz qui consistait à détruire tout puis à reconstruire sur des décombres, c'est l'absurdité de son idée. Il y a quelque temps, je me suis rendu à l'aciérie Huta Katowice, que le nouveau propriétaire Arcelor Mittal appelle son "joyau". J'ai dit aux ouvriers et aux employés, que nous ne l'avions pas construite pour Gierek, pour Szałajda ou pour le Parti, mais que nous l'avions construite pour la Pologne, car nous savions que les œuvres réalisées par nos mains nous survivraient. Et tout cet effort !!! ...pour tout démolir et détruire ensuite ? Pour quoi ? dans quel but ?
(JW) "Et qu'est-ce que cette "nouvelle Pologne" de Balcerowicz a construit de toutes pièces sur vos ruines ?"
- Vous savez, je suis bien les choses, elles m'intéressent et je n'ai trouvé aucun exemple d'une seule usine construite après les années 1990 qui puisse rivaliser avec les économies d'Europe occidentale, sans même parler de la Chine. Il y avait à Wrocław une usine de wagons de chemins de fer, mais il n'en reste plus rien. Il y a eu à Elbląg une usine de production de turbines qui étaient vendues dans le monde entier, elle est maintenant aux mains de capitaux étrangers, tout comme la métallurgie, ce que je connais le mieux. Il est vrai que depuis 1989 certaines autoroutes ont été construites, ce qui est une bonne chose, mais tout cela a été financé par des subventions de l'UE. Quant aux ports ? Tout est mensonge. A Szczecin, le quais sont vides..."