Mariategui, théoricien marxiste (1895-1930) : le problème de la terre au Pérou (1/4)
Le problème agraire et le problème indien Colonialisme = Féodalisme La politique du colonialisme : dépopulation et esclavage Le colonisateur espagnol La " commune " sous l'occupation espagnole ...
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Le problème agraire et le problème indien
Nous qui étudions le problème indien d'un point de vue socialiste, déclarons comme absolument dépassés les points de vue humanitaires ou philantropiques sur lesquels s'appuie la vieille campagne pro-indigène, prolongation de la bataille apostolique du père Las Casas. Notre premier effort tend à établir le caractère fondamentalement économique de ce problème. Nous nous insurgeons premièrement, contre la tendance instinctive – et défensive – du Créole ou "misti", à le réduire à un problème exclusivement administratif, pédagogique, ethnique ou moral, pour échapper à tout prix au champ de l'économie. C'est pourquoi, le plus absurde des reproches qui peuvent nous être faits est celui de lyrisme ou de "littératisme". En plaçant au premier plan le problème économico-social, nous assumons l'attitude la moins lyrique et moins littéraire possible. Nous ne nous contentons pas de revendiquer pour l'Indien le droit à l'éducation, à la culture, au progrès, à l'amour et au ciel. Nous commençons par revendiquer catégoriquement son droit à la terre. Cette revendication parfaitement matérialiste devrait suffire à ce qu'on ne nous confonde pas avec les héritiers ou les épigones du grand religieux espagnol, que, d'autre part, tout le matérialisme ne nous empêche pas d'admirer et d'estimer avec ferveur.
Et ce problème de la terre – dont les liens avec le problème indien sont au plus haut point évidents – , nous ne consentons pas non plus à l'atténuer ou à le réduire par opportunisme. Bien au contraire. Pour ma part, j'essaie de le poser en des termes absolument nets et indubitables.
Le problème agraire se présente, avant tout, comme celui de la liquidation de la féodalité au Pérou. Ce problème aurait déjà dû être résolu par le régime démocrate bourgeois formellement établi par la révolution de l'indépendance. Mais, au Pérou, en cent ans de République, nous n'avons pas eu de véritable classe bourgeoise, de véritable classe capitaliste. L'ancienne classe féodale – camouflée et changée aujourd'hui en bourgeoisie républicaine – a conservé ses positions. La politique de démembrement de la propriété agraire inaugurée par la révolution de l'indépendance – comme conséquence logique de son idéologie – ne conduisit pas au développement de la petite propriété. La vieille classe des propriétaires terriens n'avait pas, en fait, perdu le pouvoir. Le maintien au pouvoir des « latifundistas » produisit dans la pratique le maintien des latifundia. On sait que le démembrement s'attaque bien plus à la commune. Et le fait est que pendant un siècle de République, la grande propriété s'est renforcée en dépit du libéralisme théorique de notre Constitution et des nécessités pratiques du développement de notre économie capitaliste.
Latifundia et servitude sont les expressions de cette féodalité survivante. Expressions solidaires et de même nature dont l'analyse nous conduit à la conclusion qu'on ne peut liquider la servitude, qui est le lot de la race indigène, sans liquider les latifundia.
Ainsi posé, le problème agraire péruvien ne se prête pas à des déformations équivoques. Il apparaît dans toute son ampleur de problème socio-économique – et par conséquent politique – donc du ressort des hommes qui agissent dans cette sphère. Il en résulte également que toute obstination à en faire, par exemple, un problème de techniques agricoles du ressort des agronomes est inutile.
Personne n'ignore que la solution libérale à ce problème serait, conformément à l'idéologie individualiste, le fractionnement des latifundia en vue de l'établissement de la petite propriété. Mais, chez nous, la méconnaissance des principes élémentaires du socialisme est telle, qu'il ne sera pas inutile, ni oiseux d'insister sur le fait que cette formule – fractionnement des latifundia en faveur de la petite propriété – n'est ni utopiste, ni hérétique, ni révolutionnaire, ni bolchevique, mais orthodoxe, constitutionnelle, démocratique, capitaliste et bourgeoise. Et que, de plus, elle tire son origine de l'idéologie libérale dans laquelle les Constitutions de tous les Etats démocrates-bourgeois puisent leur inspiration. Et que dans les pays d'Europe Centrale et Orientale – où la crise guerrière a jeté à terre les dernières murailles de la féodalité, avec le consentement du capitalisme occidental qui y dresse depuis ce temps-là contre la Russie un bloc de pays anti-bolcheviques – , en Tchécoslovaquie, en Roumanie, en Pologne, en Bulgarie, etc... on a promulgué des lois agraires qui limitent, en principe, la propriété de la terre à un maximum de 500 hectares.
Conformément à ma position idéologique, je pense que l'heure d'employer, au Pérou, la méthode libérale, la formule individualiste, est déjà passée. Laissant de côté les raisons doctrinales, je considère qu'il est un facteur fondamental, incontestable, qui donne un caractère particulier à notre problème agraire : la survivance de la commune et d'éléments de socialisme pratique dans l'agriculture et la vie indigènes.
Mais ceux qui s'accrochent à la doctrine démocrate-libérale – s'ils cherchent vraiment une solution au problème indien, que se résume, avant tout, à sa servitude – , peuvent porter leur regard vers l'expérience tchèque ou roumaine, étant donné que la mexicaine, par son inspiration et son processus, leur semble être un exemple dangereux. Pour ceux-ci il est encore temps de défendre la formule libérale. S'ils le faisaient, ils obtiendraient, au moins, que dans le débat au sujet du problème agraire provoqué par la nouvelle génération, ne soit pas tout à fait absente la pensée libérale, qui, selon l'histoire écrite, régit la vie du Pérou depuis la fondation de la République.
Colonialisme = Féodalisme
Le problème de la terre est la pierre de touche de l'attitude de l'avant-garde, ou des socialistes, devant les survivances du Virreinato [a]. Le "perricholismo" [b] littéraire ne nous intéresse que comme signe ou reflet du colonialisme économique. L'héritage colonial que nous voulons liquider n'est pas, fondamentalement, celui cachant les femmes derrière des mantilles ou des jalousies, mais celui du régime économique féodal, dont les expressions sont le gamonalismo, la grande propriété rurale et la servitude. La littérature colonialiste – évocation nostalgique du Virreinato et de son faste – , n'est pour moi que le produit médiocre d'un esprit engendré et nourri par ce régime. Le Virreinato ne survit pas dans le "perricholismo" de quelques troubadours et de quelques chroniqueurs. Il survit dans le féodalisme, dans lequel apparaît, sans lui imposer encore sa loi, le capitalisme naissant ou larvaire. A proprement parler, ce n'est pas l'héritage espagnol que nous voulons effacer, mais l'héritage féodal.
L'Espagne nous fit cadeau du Moyen-Age : inquisition, féodalité, etc. Ensuite, elle nous fit cadeau de la contre-réforme : esprit réactionnaire, méthode jésuitique, casuistique scolastique. Moyennant l'assimilation de la culture occidentale, véhiculée parfois par cette même Espagne, nous nous sommes libérés de la plupart de ces choses avec beaucoup de difficultés. Mais nous ne nous sommes toujours pas libérés de leur base économique, enracinée dans les intérêts d'une classe dont l'hégémonie n'a pas été remise en question par la révolution de l'indépendance. Les racines de la féodalité sont intactes. Et son maintien est responsable, par exemple, du retard de notre développement capitaliste.
Le régime de propriété de la terre détermine le régime politique et administratif de toute nation. Les problèmes de notre nation sont dominés par le problème que la République n'a pu résoudre jusqu'à ce jour : le problème agraire. Des institutions démocratiques et libérales ne peuvent pas fonctionner ni prospérer sur une économie semi-féodale.
En ce qui concerne le problème indigène, sa subordination au problème de la terre est encore plus absolue pour des raisons spécifiques. La race indigène est une race d'agriculteurs. Le peuple inca était un peuple de paysans, pratiquant en général l'agriculture et l'élevage. Les industries et les arts étaient à caractère domestique et rural. Chez les Incas du Pérou, se vérifiait, plus que chez n'importe quel autre peuple, ce principe que : « la vie vient de la terre ». Les travaux publics, les oeuvres collectives, les plus admirables du Tawantinsuyo, eurent un but militaire, religieux ou agricole. Les canaux d'irrigation de la sierra [montagne] et de la côte, les cultures en terrasses des Andes sont aujourd'hui les meilleurs témoignages du degré d'organisation économique atteint par les Indiens péruviens. Par tous ses traits dominants, leur civilisation se caractérisait comme étant une civilisation agraire. " La terre – écrit Valcárcel en étudiant la vie économique du Tawantinsuyo – dans la tradition régnicole [c], est la mère commune : de ses entrailles ne sortent pas seulement les fruits alimentaires, mais l'homme même. De la terre viennent tous les biens. Le culte de la Pacha Mama [Terre mère] est proche de l'héliolatrie, et alors que le soleil n'est à personne en particulier, la planète, elle, l'est. De ces deux concepts, jumelés dans l'idéologie aborigène, est né l'agrarisme, propriété communautaire des champs et religion universelle de l'astre du jour. [1]
Le communisme inca – qui, pour s'être développé sous le régime autocratique des Incas, – ne peut cependant pas être nié, ni négligé peut être caractérisé comme étant un communisme agraire. Les caractères fondamentaux de l'économie inca – d'après César Ugarte, qui dégage en général les traits caractéristiques de notre processus avec beaucoup de pondération – sont les suivants : « Propriété collective de la terre cultivable par l'« ayllu » ou groupe de familles apparentées, bien que cette propriété soit divisée en parcelles individuelles intransférables ; propriété collective des eaux, des pâturages et des bois par la « marca » ou tribu, ou encore par la fédération des « ayllus » établies autour d'un même village ; coopération dans le travail : appropriation individuelle des récoltes et des fruits. » [2]
La destruction de cette économie et par suite de la culture qui se nourrissait de sa sève est une des responsabilités les moins discutables de la domination espagnole, non pour avoir détruit les formes autochtones, mais pour ne les avoir pas remplacées par des formes supérieures. Le régime colonial désorganisa l'économie inca sans lui substituer une économie plus rentable. Sous la domination d'une aristocratie indigène, vivait une nation qui comptait dix millions d'Indiens et qui possédait un Etat dont l'action réalisait toutes les ambitions de sa puissance ; sous une aristocratie étrangère, les Indiens se réduisirent à une masse dispersée et anarchique d'un million d'hommes tombés dans la servitude.
La donnée démographique est, à cet égard, le fait décisif. Contre tous les reproches – qu'on peut faire au régime inca au nom des concepts modernes de liberté et de justice – s'inscrit le fait historique positif, matériel qu'il assurait la vie et la croissance d'une population qui atteignait dix millions quand les conquistadors arrivèrent au Pérou et qui, en trois siècles de domination espagnole, descendit à un million. Et ce fait condamne l'époque de la domination espagnole, non du point de vue abstrait, théorique ou moral – ou comme on voudra le qualifier – de la justice, mais bien du point de vue pratique, concret et matériel de l'utilité.
Le colonialisme espagnol, incapable d'organiser au Pérou au moins une économie féodale, apporta en plus des éléments d'économie esclavagiste.
La politique du colonialisme : dépopulation et esclavage
Que le régime colonial espagnol s'avéra incapable d'organiser au Pérou une économie de type féodal pur s'explique clairement. Il n'est pas possible d'organiser une économie sans une vue claire et une sûre estimation, sinon de ses principes, du moins de ses nécessités. Une économie indigène, organique, se forme seule. Elle détermine spontanément ses institutions. Mais une économie coloniale s'établit sur des bases en partie artificielles et étrangères parce que subordonnées à l'intérêt du colonisateur. Son développement régulier dépend de l'aptitude de ce dernierà s'adapter aux conditions du milieu ou à les transformer.
Le colonisateur espagnol manquait absolument de cette aptitude. Il avait une idée, un peu démesurée de la valeur économique des trésors de la nature, mais n'avait à peu près aucune idée de la valeur économique de l'homme.
La pratique de l'extermination de la population indigène et la destruction de ses institutions – souvent en contradiction avec les lois et les arrêtés de la métropole – appauvrissaient et saignaient à blanc le fabuleux pays dans une mesure que les conquistadors du roi d'Espagne n'étaient pas capables d'apprécier. Formulant un principe de l'économie de son époque, un homme d’État sud-américain du XIXe siècle devait dire plus tard, impressionné par le spectacle d'un continent à moitié désert : « Gouverner, c'est peupler ». Le colonisateur espagnol, très loin de ce critère, implanta au Pérou un régime de dépopulation.
La persécution et le fait de réduire les Indiens en esclavage détruisaient rapidement un capital sous-estimé de façon invraisemblable par les colonisateurs espagnols : le capital humain. Les Espagnols eurent de plus en plus besoin de bras pour l'exploitation et la mise en valeur des richesses conquises. Ils eurent alors recours au système le plus antisocial et le plus primitif de la colonisation : l'importation d'esclaves. Le colonisateur, d'un autre côté, renonçait ainsi à l'entreprise pour laquelle le conquistador se sentait apte : celle d'assimiler l'Indien. La race nègre apportée par le colonisateur devait, entre autres choses, réduire le déséquilibre démographique entre le Blanc et l'Indien.
La convoitise des métaux précieux – absolument logique en un siècle où la distance entre les continent était telle qu'elle ne permettait pas d'envoyer d'autres produits en Europe – poussa les Espagnols à s'occuper des mines au tout premier chef. Son intérêt fit qu'il lutta pour convertir en un peuple de mineurs celui qui, sous les Incas et depuis ses plus lointaines origines, était un peuple fondamentalement voué à l'agriculture. La nécessité d'imposer à l'Indien la dure loi de l'esclavage vint de ce fait. Le travail des champs, dans un régime féodal par nature aurait fait de l'Indien un serf attaché à la terre. Le travail de la mine, et des villes, devait en faire un esclave. Les Espagnols établirent, avec le système des corvées, le travail forcé, arrachant l'Indien de sa terre et de ses coutumes.
L'importation d'esclaves nègres qui fournit en manoeuvres et en domestiques la population espagnole de la côte, où se trouvait le siège épiscopal et la cour du vice-roi, contribua à ce que l'Espagne ne puisse se rendre compte de son erreur politique et économique. L'esclavage s'enracina dans le régime, le viciant et l'affaiblissant.
Partant de points de vue qui ne sont pas naturellement les miens, le professeur Javier Prado est arrivé dans son étude de l'état social du Pérou de l'époque coloniale à des conclusions qui embrassent précisément un aspect de cet échec de l'entreprise colonisatrice : " Les noirs – dit-il – considérés comme marchandise commerciale, et importés en Amérique, comme machines humaines, devaient arroser la terre de la sueur de leur front ; mais sans la féconder, sans la faire fructifier. C'est la décadence constante comme l'a toujours provoquée la civilisation dans l'histoire des peuples : l'esclave est improductif au travail comme il l'a été dans l'Empire Romain et comme il l'a été au Pérou. C'est dans l'organisme social un cancer qui corrompt les sentiments et les idéaux nationaux. Une chance que l'esclave ait disparu du Pérou, sans continuer à cultiver les champs ; et qu'en mélangeant son sang avec le sien, en abaissant par ce concubinage les barrières morales et intellectuelles, il se soit vengé de la race blanche qui fut d'abord celle de ses maîtres cruels, avant d'être celle de ses parrains, de ses collègues et de ses frères " [3].
La responsabilité dont on peut accuser aujourd'hui la colonisation, n'est pas d'avoir apporté une race inférieure – c'est le reproche essentiel des sociologues depuis un demi- siècle – , mais celle d'avoir apporté avec elle les esclaves et l'esclavage, destiné à échouer comme mode d'exploitation et d'organisation économique de la colonie, en même temps qu'il renforçait un régime fondé seulement sur la conquête et sur la force.
Le caractère colonial de l'agriculture côtière, qui ne s'est pas encore libérée de cet héritage, a, en grande partie, pour origine le système esclavagiste antérieur.
Le propriétaire d'une latifundia côtière n'a jamais réclamé des hommes pour féconder ses terres. Il lui faut des bras. C'est pourquoi, quand lui ont manqué les esclaves noirs, il en a cherché un succédané chez les coolies chinois. comme celle des noirs, cette autre importation typique d'un régime de "commissionnaires" contrariait et entravait la formation régulière d'une économie libérale parrallèle à l'ordre politique établi par la révolution d'indépendance. César Ugarte le reconnaît dans son étude déjà citée de l'économie péruvienne, en affirmant résolument que ce dont le Pérou avait besoin n'était pas "des bras" mais "des hommes" [4].