Mariategui, le problème de la terre au Pérou (3/4)
Le problème agraire et le problème indien Colonialisme = Féodalisme La politique du colonialisme : dépopulation et esclavage Le colonisateur espagnol La " commune " sous l'occupation espagnole ...
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La politique agraire de la République
Pendant la période de pouvoir militaire qui a suivi la révolution d'indépendance, il n'a logiquement pas pu être développée, même pas être ébauchée, une politique libérale de la propriété foncière. Le pouvoir militaire était le produit naturel d'une période révolutionnaire qui n'avait pas pu créer une nouvelle classe dirigeante. Dans cette situation, le pouvoir avait à être exercé par les militaires révolutionnaires qui, d'un côté, jouissaient du prestige martial de leurs lauriers et de l'autre, étaient en situation de se maintenir au gouvernement par la force des armes. Bien sûr, le "caudillo" ne pouvait pas se soustraire à l'influence des intérêts de classe ou des forces historiques en présence. Il s'appuyait sur le libéralisme inconsistant et rhétorique du "distributeur de libéralités" urbain ou sur le conservatisme colonialiste de la caste des propriétaires terriens. Il s'inspirait des admirateurs, tribuns et avocats, de la démocratie citadine ou ceux, littérateurs et beaux-parleurs, de l'aristocratie latifundiste. Parce que, dans le conflit d'intérêts entre les libéraux et les conservateurs, il manquait une pression directe et active des campagnes, qui aurait obligé les premiers à inclure dans leur programme la redistribution de la propriété terrienne.
Ce problème de base aurait de toute façon été remarqué et apprécié par un homme d'Etat à la hauteur. Mais aucun de nos caciques militaires de cette période ne le vit.
D'autre part, la dictature militaire semble organiquement incapable de déboucher sur une réforme de cette envergure qui requiert avant tout un jugement avisé tant dans le domaine juridique qu'économique. Ses violences constituent une atmosphère défavorable à l'expérimentation de nouveaux principes de droit et d'économie. Vasconcelos observe à ce sujet :
"Sur le plan économique, le caudillo est constamment le soutien principal de la grande propriété terrienne. Bien qu'ils se disent parfois ennemis de la propriété, il n'y a pratiquement pas de militaire haut-placé qui ne se transforme pas en propriétaire terrien. Il est certain que la dictature militaire débouche fatalement sur l'appropriation délictueuse de la terre. Que vous soyez soldat, chef, Roi ou Empereur, le despotisme et la grande propriété rurale sont pour vous synonymes. Et, naturellement, les droits, économiques aussi bien que politiques, ne peuvent être défendus et conservés que dans un régime de liberté. L'absolutisme conduit fatalement à la misère pour beaucoup et aux fastes et aux abus pour quelques-uns. Malgré tous ses défauts, il n'y a que la démocratie qui a pu nous rapprocher de la réalisation, au mieux, d'une justice sociale, du moins la démocratie avant qu'elle ne dégénère en impérialisme de républiques trop prospères entourées de peuples en décadence. De toute façon, le caudillo et le gouvernement militaire ont coopéré au développement de la grande propriété terrienne. Un examen même superficiel des titres de propriété de nos grands propriétaires terriens, suffirait pour démontrer que presque tous doivent leur crédit, à l'origine, à la grâce de la Couronne espagnole, puis aux concessions et aux faveurs illégitimes accordées, dans nos fausses républiques, à des généraux influents. Les grâces et les concessions se sont maintenues, sans qu'il soit tenu compte des droits de populations entières d'indigènes ou de métis qui ont manqué de force pour les faire valoir." [11].
Un nouvel ordre juridique et économique ne peut pas être, en tout cas, l'oeuvre d'un chef mais d'une classe. Quand cette classe existe, le chef fonctionne comme son interprète et son administrateur. Ce n'est pas sa volonté personnelle, mais un ensemble d'intérêts et de nécessités collectives qui décide de sa politique. Le Pérou manquait d'une classe bourgeoise capable d'organiser un État fort et efficace. Le militarisme représentait un ordre élémentaire et provisoire, tout juste indispensable, qui devait être remplacé par un ordre plus solide et plus avancé. Il ne pouvait pas résoudre, ni même reconnaître, le problème de la terre. Des problèmes élémentaires et passagers accaparaient et limitaient son action. En Castille la domination du chef militaire a porté tous ses fruits. Tout son opportunisme sagace, sa méchanceté aiguisée, son esprit mal cultivé, son empirisme absolu, ne lui ont jamais permis de pratiquer une politique libérale. La Castille s'est rendue compte que les libéraux de son temps constituaient un cénacle, un groupement, et non pas une classe. Cela l'a incitée à éviter soigneusement tout acte sérieusement opposé aux intérêts et aux principes de la classe conservatrice. Mais les mérites de sa politique résident en ce qu'elle a été réformatrice et progressiste. Ses actes de plus grande signification historique, l'abolition de l'esclavage des noirs et de l'imposition des indigènes, sont issus de cette attitude libérale.
Depuis la promulgation du Code Civil, le Pérou est entré dans une période de mise en ordre graduelle. On ne peut pas ne pas remarquer que cela visait, entre autres choses, le militarisme décadent. Le Code, inspiré des mêmes principes que les premiers décrets sur la terre de la République, continuait et renforçait la politique de cession et de démembrement de la propriété agraire. Ugarte, en enregistrant les conséquences de ce progrès de la législation nationale en ce qui concerne la terre, note que le Code "a confirmé l'abolition légale des communautés indigènes et des liens de domination ; en innovant sur la législation précédente, il a reconnu l'occupation comme l'un des moyens d'acquérir les immeubles sans propriétaire ; et dans les règles des successions, il a essayé de favoriser la petite propriété" [12].
Francisco García Calderón attribue au Code Civil des effets qu'en vérité il n'a pas eu, ou, au moins, qui n'ont pas revêtu la portée radicale et absolue que son optimisme lui assigne : "La constitution – écrit-il – avait détruit les privilèges et la loi civile divisait les propriétés et ruinait l'égalité de droit dans les familles. Les conséquences de cette disposition étaient, dans le domaine politique, la condamnation de toute oligarchie, de toute aristocratie des grandes propriétés rurales ; et sur le plan social, l'ascension de la bourgeoisie et du métissage". "Sous l'aspect économique, le partage égalitaire des successions a favorisé la formation de la petite propriété autrefois étouffée par le grand domaine seigneurial" [13].
Là était sans doute l'intention des codificateurs au Pérou. Mais le Code Civil n'est qu'un des instruments de la politique libérale et des échanges capitalistes. Comme le reconnaît Ugarte, dans la législation péruvienne " on voit l'intention de favoriser la démocratisation de la propriété rurale, mais par des moyens purement négatifs, en desserrant les entraves plutôt qu'en octroyant aux agriculteurs une protection positive" [14]. La division de la propriété agraire ou mieux, sa redistribution, n'a nulle part été possible sans des lois spéciales d'expropriation transférant le contrôle du sol à ceux qui le travaille.
Cependant le Code de la petite propriété n'a pas prospéré au Pérou. Au contraire, la grande propriété rurale a été consolidée et étendue. Et seule la propriété des communautés indigènes a souffert des conséquences de ce libéralisme déformé.
La grande propriété et le pouvoir politique
Les deux facteurs qui s'opposèrent à ce que la révolution de l'indépendance aborde et pose le problème agraire au Pérou extrême faiblesse de la bourgeoisie urbaine et situation marginale, extra-sociale des indigènes comme la définit Echevarria, furent un obstacle à ce que plus tard les dirigeants de la République mènent une politique tendant à une distribution moins inégale et moins injuste de la terre. Pendant la période de gouvernement militaire, c'est l'aristocratie des « latifundistas » qui se renforça et non la population urbaine. Le commerce et la finance aux mains d'étrangers, l'apparition d'une vigoureuse bourgeoisie urbaine n'était pas possible. L'éducation espagnole, radicalement étrangère aux fins et aux nécessités de l'industrialisation et du capitalisme, ne préparait ni commerçants ni techniciens, mais des avocats, des écrivains, des théologiens, etc. Ceux-ci, à moins de se sentir une vocation spéciale pour le jacobinisme ou la démagogie, étaient obligés de constituer la clientèle de la caste des propriétaires.
Le capital commercial, presque exclusivement étranger, ne pouvait, à son tour, faire autre chose que de s'entendre et de s'associer avec cette aristocratie qui, d'autre part, de façon tacite ou explicite conservait sa puissance politique. C'est ainsi que des usufruitiers de la politique fiscale et de l'exploitation du guano et du salpêtre est sortie l'aristocratie des propriétaires terriens et ses "ralliés". C'est aussi ainsi que cette caste, poussée par son rôle économique, a assumé au Pérou la fonction de classe bourgeoise, sans cependant perdre ses goûts et préjugés coloniaux et aristocratiques. Et c'est ainsi, enfin, que les catégories bourgeoises urbaines – professionnels, commerçants – ont fini par être absorbées par le civilisme. Le pouvoir de cette classe – des civilistes ou "neogodos" [g] – procédait en grande partie de la propriété de la terre. Dans les premières années de l'Indépendance, ce n'était pas précisément une classe de capitalistes mais une classe de propriétaires. Sa condition de classe de propriétaires – et non pas classe cultivée – l'avait amenée à solidariser ses intérêts avec ceux des commerçants et des prêteurs étrangers et, à ce titre, à trafiquer avec l'État sur le dos de la richesse publique. La propriété de la terre, don de la vice-royauté, lui donnait sous la République la possession du capital commercial.
Les privilèges de la colonie avaient engendré les privilèges de la République. Par conséquent, il était naturel et instinctif de la part de cette classe d'avoir le critère le plus conservateur quant à la propriétéde la terre. La survivance de la condition extrasociale des indigènes, d'autre part, n'opposait pas les revendications de masses paysannes conscientes aux intérêts féodaux.
Tels furent les principaux facteurs du maintien et du développement de la grande propriété. Le libéralisme de la législation républicaine, inerte devant la propriété féodale, se fit active devant la propriétéc ommunautaire seulement. Si elle ne pouvait rien contre les latifundia, elle pouvait beaucoup contre la « commune » .
Chez un peuple de tradition communiste, dissoudre la « commune » ne pouvait pas servir à créer la petite propriété. On ne transforme pas artificiellement une société. Encore moins une société paysanne, profondément attachée à sa tradition et à ses institutions juridiques.
L'individualisme n'a, dans aucun pays, eu son origine dans la Constitution de l'Etat ni dans le Code Civil. Sa formation a toujours été le fait d'un processus très compliqué et très spontané.
Détruire les communes ne signifiait pas convertir les indigènes en petits propriétaires, pas plus qu'en salariés libres mais au contraire remettre leurs terres aux petits chefs de villages et à leur clientèle. Le « latifundiste » trouva ainsi très facilement la manière d'attacher l'indigène au latifundia.
On prétend que le ressort de la concentration de la propriété agraire sur la côte a été la nécessité pour es propriétaires de disposer sans problème d'une quantité suffisante d'eau. Dans des vallées formées par des rivières au débit peu abondant, l'agriculture d'irrigation a déterminé, selon cette thèse, le développement de la grande propriété et l'étouffement de la petite et de la moyenne. Mais c'est une thèse spécieuse qui n'est qu'en – petite – partie exacte. Parce que la raison technique ou matérielle qu'elle surestime, influe sur la concentration de la propriété uniquement depuis qu'ont été établies et développées sur la côte de vastes cultures industrielles. Avant que celles-ci ne prospérassent, avant que l'agriculture de la côte n'acquît cette organisation capitaliste, la pression de la nécessité de l'irrigation était trop faible pour influer sur la concentration de la propriété. Il est certain que le manque d'eau, les difficultés de sa distribution entre de multiples "regantes" [h], favorise la grande propriété. Mais il n'est pas certain que là est l'origine de la non-division de la propriété. Les origines de la grande propriété foncière côtière remontent au régime colonial. Le dépeuplement de la côte, à la suite de la pratique coloniale, est bien, en même temps que l'une des conséquences, l'une des raisons du régime de grande propriété. Le problème des bras, le seul dont ait été conscient le propriétaire terrien côtier, plonge toutes ses racines dans la grande propriété rurale. A l'époque coloniale les propriétaires terriens ont voulu le résoudre avec l'esclave noir, et avec le coolie chinois à celle de la république. Acharnement vain. D'abord la terre ne se peuple pas avec des esclaves. Et avant tout elle ne produit pas. Gráce à leur politique, les grands propriétaires ont sur la côte toute la terre que l'on peut posséder. Mais en revanche ils n'ont pas assez d'hommes assez pour la faire vivre et l'exploiter. C'est l'avantage de la grande propriété. C'est aussi son grand défaut.
La situation agraire de la sierra démontre, d'autre part, l'artifice de la thèse précitée. Dans la sierra le problème de l'eau n'existe pas. Les pluies abondantes permettent les mêmes cultures, au propriétaire d'une latifundia comme au journalier. Cependant, dans la sierra on constate aussi un phénomène de concentration de la propriété agraire. Ce fait prouve le caractère essentiellement politico-social de la question.
Le développement de cultures industrielles, d'une agriculture d'exportation, dans les haciendas de la côte, apparaît comme étant intégralement surbordonné à la colonisation économique des pays d'Amérique latine par le capitalisme occidental. Les commerçants et bailleurs de fonds britanniques s'intéressèrent à l'exploitation de ces terres quand ils comprirent la possibilité de les destiner avec profit à la production de sucre, d'abord, et de coton ensuite. Depuis cette époque très lointaine, les hypothèques qui pesaient sur les propriétés agraires les mettaient sous le contrôle des firmes étrangères. Les propriétaires terriens, débiteurs des commerçants et des prêteurs étrangers, servaient d'intermédiaires, quasiment de yanacones [i], au capitalisme anglo-saxon pour assurer l'exploitation des champs cultivés à un coût minimal par des manoeuvres misérables et réduits en esclavage, courbés sur la terre sous le fouet des "négriers" coloniaux.
Mais sur la côte, dans les latifundias, on en était arrivé à un degré plus ou moins important de technique capitaliste, bien que l'exploitation de ces latifundia repose encore sur des pratiques et des principes féodaux. Les coefficients de production du coton et de la canne à sucre correspondent à ceux du système capitaliste. Les entreprises mettent en jeu de puissants capitaux et les terres sont travaillées avec des machines et des procédés modernes. Pendant ce temps, dans la sierra, les chiffres de production des terres des latifundia ne sont généralement pas meilleurs que ceux obtenus sur les terres de la commune. Et, si la justification d'un système est dans son résultat, comme le veut un critère économique objectif, ce seul fait condamne sans appel le régime de propriété agraire de la sierra.
La « commune » sous la République
Nous avons déjà au comment le libéralisme formel de la législation républicaine ne s'était montré actif que face à la « commune » indigène. On peut dire que le concept de propriété individuelle a presque joué un rôle anti-social à cause de son conflit avec l'existence de la « commune ». En effet, si la dissolution ou l'expropriation de cette dernière avait été décrétée et réalisée par un capitalisme vigoureux et en pleine croissance, cette mesure serait apparue comme imposée par le progrès économique. L'Indien serait alors passé d'un régime mixte de communisme et de servitude à un régime de libre salaire. Le changement aurait modifié quelque peu sa nature, mais il lui aurait permis de s'organiser et de s'émanciper comme classe en suivant la voie de tous les autres prolétaires du monde. En fait, l'expropriation et l'absorption graduelle de la « commune » par le régime de grande propriété, d'un côté l'enfonçaient encore plus dans la servitude alors que d'un autre côté elles détruisaient l'institution économique et juridique qui sauvegardait en partie l'esprit et la matière de son antique civilisation. [15]
Pendant la période républicaine, les écrivains et les législateurs nationaux ont montré une tendance plus ou moins marquée à condamner « la commune » comme étant un vestige d'une société primitive ou comme une survivance de l'organisation coloniale. Dans certains cas, cette attitude allait au-devant des intérêts des petits chefs terriens et en d'autres correspondait à la pensée individualiste et libérale qui dominait automatiquement une culture passablement verbeuse et statique.
Une étude du docteur M. V. Villarán, l'un des intellectuels qui avec plus d'aptitude critique et la plus grande cohérence doctrinale représente cette pensée dans notre premier siècle, fait remarquer qu'il s'engage dans une révision prudente de ses conclusions au sujet de la "communauté" indigène. Le docteur Villarán maintenait théoriquement sa position libérale, en défendant en principe l'individualisation de la propriété, mais il acceptait en pratique la protection des communautés contre le latifundisme, en leur reconnaissant une fonction vis-à-vis de laquelle l'État devait exercer sa tutelle.
Mais la première défense organique et documentée de la « commune » indigène se devait de puiser dans la pensée socialiste et se fonder sur une étude concrète de sa nature, faite conformément aux investigations de la sociologie et de l'économie modernes.
C'est ainsi que l'interprète Hildebrando Castro Pozo, dans son livre « Notre commune indigène ». Castro Pozo, dans cette étude intéressante, se présente exempt de préjugés libéraux. Cela lui permet d'aborder le problème de la "communauté" avec un esprit apte à l'évaluer et à le comprendre. Castro Pozo, ne nous révèle pas seulement que la "communauté" indigène, malgré les attaques du formalisme libéral au service du féodalisme, est encore un organisme vivant, mais aussi que, malgré le milieu hostile dans lequel elle végète, suffoquée et déformée, elle manifeste spontanément des possibilités évidentes d'évolution et de développement.
Castro Pozo soutient que "l'ayllu ou communauté, a conservé son idiosyncrasie naturelle, son caractère d'institution presque familière au sein de laquelle ont continué à subsister, après la conquête, ses principaux traits d'origine" [16].
Et disant cela il se présente donc comme en accord avec Valcárcel, dont les propositions au sujet de l'ayllu, paraissent à certains excessivement dominées par son idéal de résurgence indigène.
Actuellement que sont et comment fonctionnent les "communautés" ? Castro Pozo croit que l'on peut les distinguer conformément au classement suivant : " Premièrement : – communautés agricoles ; Deuxièmement : – Communautés agricoles d'élevage ; Troisièmement : – Communautés de pâturages et d'eaux ; et Quatrièmement : – Communautés d'usufruit. Compte devant être tenu que dans un pays comme le nôtre, où la même institution acquiert divers caractères, selon le milieu dans lequel elle se développe, aucun des types énumérés par ce classement ne rencontre dans la réalité, aussi précis et différentiable des autres et pouvant ainsi être incarné par un seul modèle. Au contraire, dans le premier type : "communautés agricoles" on trouve certains des caractères correspondant aux autres et dans ceux-ci, certains relatifs à celui-là. Mais bien qu'un ensemble de facteurs externes ait imposé à chacun de ces groupes une forme de vie déterminée par ses coutumes, ses usages et ses systèmes de travail, ses formes de propriété et ses industries, ce sont les caractères agricoles, d'élevage, de pâture et de système communautaire d'irrigation qui priment, ou même seulement ces deux derniers liés au manque absolu ou relatif de possession de la terre et à l'accaparement de l'usufruit de celles-ci par "l'ayllu" en qui, indubitablement, s'est concentrée la propriété." [17].
Ces différences ont été élaborées non par une évolution ou une dégradation naturelle de la "communauté" antique, mais par l'influence d'une législation dirigée vers l'individualisation de la propriété et, surtout, par l'effet de l'expropriation des terres communes en faveur du latifundisme. Elles démontrent, par ende, la vitalité du communisme indigène qui pousse invariablement les aborigènes à des formes variées de coopération et d'association. L'Indien, en deacute;pit des lois de cent années de régime républicain, ne s'est pas fait individualiste. Et ceci ne vient pas de ce qu'il est réfractaire au progrès, comme le prétend le simplisme de ses détracteurs intéressés. Cela vient, bien plus, de ce que, sous un régime féodal, l'individualisme ne rencontre pas les conditions nécessaires pour s'affirmer et se développer.
Par contre, le communisme a continué à être pour l'Indien sa seule défense.
L'individualisme ne peut prospérer et n'existe effectivement qu'à l'intérieur d'un régime de libre concurrence. Et l'Indien ne s'est jamais senti moins libre que quand il s'est senti seul.
C'est pourquoi, dans les villages indigènes où sont réunies des familles entre lesquelles se sont brisés les liens des biens et du travail communautaires, il subsiste encore de solides et tenaces habitudes de coopération et de solidarité qui sont l'expression empirique d'un esprit communiste. La commune correspond à cet esprit. Quand l'expropriation et la répartition paraissent liquider la « commune », le socialisme Indigène trouve toujours moyen de la refaire, de la maintenir ou de lui trouver un substitut. Le travail et la propriété collective sont remplacés par la coopération dans le travail individuel. Castro Pozo écrit à ce sujet : « La coutume a survécu, réduite aux « mingas » [j] ou réunions de tout l' « ayllu » pour faire gratuitement un travail, canal d'irrigation ou maison pour un des membres de la commune. Ce travail s'effectue au son de la harpe et des violons, et tout en consommant quelques bonbonnes de tafia, des cigares et des bouchées de coca ! » Ces coutumes ont mis en pratique de façon rudimentaire très certainement. le contrôle collectif du travail, supérieur au contrat individuel. Ce ne sont pas les individus isolés qui se louent à un propriétaire ou à un entrepreneur, ce sont, solidairement, tous les hommes utiles de la commune qui s'y rendent.
La « communauté » et la grande propriété
La défense de la « commune » indigène ne se résout pas à des principes abstraits de justice ni à des considérations sentimentales et traditionnelles, mais à des raisons concrètes et pratiques d'ordre économique et social. La propriété communale n'est pas au Pérou une économie primitive qui aurait peu à peu fait place à une économie progressive fondée sur la propriété individuelle. Non ; les « communes » ont été dépouillées de leurs terres au profit du latifundia féodal ou semi-féodal, intrinsèquement incapable de progrès technique. [18]
Sur la côte, le latifundia a évolué du point de vue des cultures de la routine féodale à la technique capitaliste tandis que la commune indigène a disparu en tant qu'exploitation communiste de la terre. Mais dans la sierra, les latifundia ont conservé intégralement leur caractère féodal, opposant une bien plus grande résistance que la « commune » au développement de l'économie capitaliste. En effet, la « commune » , quand elle s'est mise en contact avec le système commercial et les voies de transport centrales gr â ce au chemin de fer, est parvenue spontanément à se transformer en coopérative. Castro Pozo, qui comme chef de la section de sujets indigènes du Ministère du Développement, a amassé des données abondantes sur la vie des communautés, signale et développe le cas suggestif de l'ensemble de parcelles de Muquiyauyo, dont il dit qu'il présente les caractères de coopérative de production, de consommation et de crédit. "Propriétaire d'une magnifique installation et d'une usine électrique sur les bords du Mantaro, à partir de laquelle sont réparties la lumière et la force motrice pour les petites industries des districts de Jauja, de Concepción, le Mito, Muqui, Sincos, Huaripampa et Muquiyauyo, il s'est transformé en institution commune par excellence, dans laquelle non seulement ne se sont pas relâchées les coutumes indigènes, mais celles-ci ont grandement participé à la réalisation de l'oeuvre entreprise. Il a su disposer de l'argent qu'il possédait en l'employant à l'acquisition de grandes machineries et a ainsi économisé sur la valeur de la main-d'oeuvre employée, comme s'il s'agissait de la construction d'un édifice commun en travaillant en "mingas" dans lesquelles jusqu'aux femmes aux enfants se rendaient utiles dans le transport des matériaux de construction " [19].
La comparaison entre « commune » et « latifundia » comme entreprise de production agricole est défavorable au second. En régime capitaliste, la grande propriété chasse et se substitue à la petite propriété grâce à son aptitude à intensifier la production au moyen d'une technique de culture avancée. L'industrialisation de l'agriculture amène avec elle la concentration de la propriété agraire. La grande propriété apparaît alors justifiée par l'intérêt de la production, identifié théoriquement du moins avec l'intérêt de la société.
Il en est tout autrement du latifundia qui ne répond pas à une nécessité économique. Mises à part les plantations de canne à sucre qui servent à la production de l'eau-de-vie destinée à l'intoxication et àl'abrutissement du paysan indigène, les cultures dans les latifundia de la sierra sont généralement les mêmes que celles des « communes » .
Et les chiffres de production ne diffèrent pas. Le manque de statistiques agricoles ne permet pas d'établir avec exactitude les différences partielles, mais toutes les données disponibles nous autorisent à soutenir que les cultures de la commune ne sont pas, en moyenne, inférieures aux cultures des latifundia. La seule statistique concernant la production dans la sierra, celle du blé, confirme cette conclusion. Castro Pozo, en résumant ces données statistiques sur 1917-18, écrit : "La récolte a donné, en moyenne, 450 et 580 kilos par hectare, respectivement, pour la propriété commune et l'individuelle. Si on tient compte du fait que les meilleures terres sont mises à disposition des propriétaires terriens, puisque la lutte pour celles-ci, dans les départements du Sud, s'est conclu finalement par l'élimination du petit exploitant indigène par la violence ou même par son massacre, et que l'ignorance du propriétaire collectif l'amène de préférence à cacher les données exactes relatives au montant de la récolte, en les diminuant par crainte de nouveaux impôts ou taxes de la part des autorités politiques subalternes ou de leurs percepteurs; on conviendra facilement que la différence de production par hectare en faveur de la propriété individuelle ne reflète pas la réalité, que, raisonnablement, il faut la considérer comme non-existante, et considérer que, dans l'une et l'autre forme de propriété, les rendement des cultures sont identiques "[20].
Dans la Russie féodale du siècle dernier, le rendement dans les latifundia était supérieur au rendement de la petite propriété. Les chiffres en hectolitres et par hectare étaient les suivants: pour le seigle, 11,5 contre 9,4 au Pérou; pour le blé, 11 contre 9,1 ; pour l'avoine, 15,4 contre 127 ; pour l'orge, 11,5 contre 10,5; pour les pommes de terre, 92,3 contre 72 [21].
Les latifundia de la sierra péruvienne viennent donc en arrière des latifundia tant exécrés de la Russie tsariste, en tant que facteur de production.
La « commune » , au contraire, accuse, d'une part, une capacité effective à se développer et à se transformer et, d'autre part, elle se présente comme un système de production qui maintient vivaces chez l'Indien les stimulations morales nécessaires à son rendement maximum comme travailleur. Castro Pozo a fait une très juste observation quand il a écrit que "la communauté indigène a conservé deux grands principes économique sociaux que jusqu'à présent ni la sociologie ni l'empirisme de la grande industrie n'ont pu reproduire d'une manière satisfaisante : le contrat multiple du travail et avec la réalisation de celui-ci, une usure physiologique moindre dans une atmosphère de relations agréables, d'émulation et de camaraderie" [22].
En dissolvant ou en détruisant la « commune » , le régime féodal des « latifundia » , non seulement s'est attaqué à une institution économique, mais aussi et surtout à une institution sociale qui défend la tradition indigène, qui conserve la fonction de la famille paysanne et qui traduit ce sentiment juridique et populaire auquel Proudhon et Sorel assignaient une si haute valeur. [23]