Mariatégui, le problème de la terre au Pérou (2/4)
Le problème agraire et le problème indien Colonialisme = Féodalisme La politique du colonialisme : dépopulation et esclavage Le colonisateur espagnol La " commune " sous l'occupation espagnole ...
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L'incapacité des colonisateurs espagnols à organiser l'économie péruvienne sur ses propres bases agricoles s'explique par le type de colonisateurs que l'Espagne nous envoya. Alors qu'en Amérique du Nord la colonisation apporta avec elle les germes d'un esprit et d'une économie calqués sur ceux qui se développaient à cette époque en Europe et auxquels l'avenir appartenait, en Amérique du Sud, les colonisateurs importèrent les techniques et les méthodes d'un esprit et d'une économie qui déclinaient et qui n'appartenaient qu'au passé. Cette thèse pourrait sembler trop simpliste à ceux qui considèreraient seulement son aspect économique et aux survivants, qui s'ignorent, du vieux scolasticisme rhétorique. Ceux-là présentent le manque d'aptitude à comprendre les faits économiques qui constitue le défaut capital de nos amateurs d'histoire. J'ai eu le plaisir de trouver, dans le livre récent de José Vasconcelos "Indología", un jugement qui a l'avantage de venir d'un penseur à qui l'on ne peut attribuer ni beaucoup de marxisme ni peu d'hispanisme. "Même s'il n'y avait pas – écrit Vasconcelos – beaucoup d'autres causes d'ordre moral et d'ordre physique expliquant parfaitement le spectacle apparemment désespéré de l'énorme progrès des saxons au Nord et le pas lent et désorienté des latins du Sud, la seule comparaison des deux systèmes, des deux régimes de propriété, suffirait pour expliquer les raisons de ce contraste. Au Nord il n'y a pas eu de rois qui disposaient de la terre d'autrui comme de leur bien propre. Sans beaucoup de considération de la part de leurs monarques et plutôt dans un certain état de rébellion morale contre le monarque anglais, les colonisateurs du Nord ont développé un système de propriété privée où chacun payait le prix de sa terre et n'occupait pas plus d'étendue qu'il n'en pouvait cultiver. De la même façon au lieu des services on a développé les cultures. Et au lieu d'une aristocratie guerrière et agricole, avec les blasons d'une vague ascendance royale, héritant avec courtoisie d'une lignée d'abjections et d'homicides, s'est développée une aristocratie apte à ce qu'on nomme "démocratie", une démocratie qui à ses débuts n'a pas reconnu d'autre précepte que la devise française : "liberté, égalité, fraternité". Les hommes du Nord ont conquis la forêt vierge, mais ils n'ont pas permis que le général victorieux dans la lutte contre les indiens s'emparât, à la manière antique, de "tout ce qu'atteint le regard". Les terres récemment conquises n'étaient pas non plus laissées à la grâce du souverain pour qu'il les distribuât à son gré et créât une noblesse d'une moralité double : lâche devant le souverain, insolente et oppresseuse vis-à-vis des plus faibles. Au Nord, la République a coïncidé avec le grand mouvement d'expansion et la République s'est réservé une grande étendue de bonnes terres, elle a créé de grandes réserves soustraites au commerce privé, mais elle ne les a pas employées pour créer des duchés, pour récompenser des services patriotiques, au contraire elle les a destinées à la promotion de l'instruction populaire. Et ainsi, à mesure que s'accroisait la population, l'augmentation de la valeur des terres suffisait pour financer l'enseignement. Et chaque fois qu'une nouvelle ville se levait au milieu du désert la mode n'était pas à un régime de concession, à un régime de faveurs, mais à la l'attribution publique des lots préalablement formés en subdivisant le plan de la future grande ville. Et à la limitation du nombre de lots pouvant être acquis en même temps par une personne se présentant seule. D'après ce savant, la grande puissance nord-américaine provient de ce régime de justice sociale. Pour n'avoir pas procédé de la même façon, nous sommes toujours à la traîne sur notre chemin " [5].
La féodalité, ainsi qu'il ressort de l'avis de Vasconcelos, est la tare que nous laissa la colonisation. Les pays qui, depuis l'indépendance, ont réussi à se guérir de cette tare sont ceux qui ont progressé ; ceux qui n'ont pas encore atteint ce but sont les pays arriérés. Nous avons déjà vu comment le fléau de l'esclavage s'ajoutait au fléau qu'est la féodalité
Les espagnols ne bénéficiaient pas des mêmes conditions de colonisation que les anglo-saxons. La création des Etats-Unis apparaît comme étant une oeuvre de pionniers. L'Espagne, après l'épopée de la conquête, ne nous a envoyé presque rien sauf des nobles, les ecclésiastiques et les roturiers. Les conquistadors étaient d'une souche héroïque ; les colonisateurs, non. Ils se sentaient "messieurs", ils ne se sentaient pas "pionniers". Ceux qui pensaient que la richesse du Pérou étaient dans ses métaux précieux, ont transformé le travail des mines, avec la pratique des mitas [d], en un facteur d'anéantissement du capital humain et de décadence de l'agriculture. Dans le langage propre du civiliste [e] nous lisons un acte d'accusation : Javier Prado écrit que "l'état de l'agriculture dans le Virreinato du Pérou était tout à fait lamentable à cause du système économique absurde maintenu par les Espagnols", et que "le dépeuplement du pays était du au régime d'exploitation." [6]
Le colonisateur, qui au lieu de s'établir dans les champs, s'établit dans les mines, avait la psychologie du chercheur d'or. Il n'était pas, par conséquent, un créateur de richesses. Une économie, une société sont l'oeuvre de ceux qui colonisent et travaillent la terre, non de ceux qui extraient les trésors d'un sous-sol. L'histoire de l'essor et de la décadence de nombreuses populations coloniales de la sierra, liés à la découverte et à l'abandon de mines rapidement épuisées, démontre amplement, d'après nous, cette loi historique.
De telle manière que les seuls pelotons de vrais colonisateurs que nous envoya l'Espagne furent les missions jésuites et dominicaines. Ces deux congrégations, et plus particulièrement celle des jésuites, créèrent au Pérou plusieurs centres de production intéressants. Les jésuites ont utilisé dans leur mission les facteurs religieux, politiques et économiques, non dans la même mesure qu'au Paraguay, où ils ont réalisé leur expérience la plus large et la plus fameuse, mais conformément aux mêmes principes.
Cette fonction des congrégations n'est pas seulement conforme à la politique suivie par les jésuites en Amérique espagnole, mais dans la tradition même des monastères au Moyen-Age. Les monastères eurent dans la société moyennageuse, entre autres, un rôle économique. A une époque guerrière et mystique, ils se chargèrent de sauver les techniques des métiers et des arts, exerçant et cultivant les éléments sur lesquels devaient se constituer plus tard l'industrie bourgeoise. Jorge Sorel est l'un des économistes modernes qui remarque et définit le mieux le rôle des monastères dans l'économie européenne, en étudiant l'ordre bénédictin comme prototype du monastère "entreprise industrielle". " Trouver les capitaux était, – signale Sorel – un très difficile problème à résoudre en ce temps-là ; pour les moines il était assez simple. Très rapidement les donations des familles riches ont prodigué de grandes quantités de métaux précieux ; l'accumulation primitive semblait très facilitée. D'autre part les couvents dépensaient peu et les économies draconiennes que les règles imposaient rappellent les habitudes parcimonieuses des premiers capitalistes. Pendant longtemps les moines ont été dans en situation de faire des opérations excellentes pour augmenter leur fortune ". Sorel nous expose comment, "après avoir rendu à l'Europe les services éminents que tout le monde reconnaît, ces institutions ont rapidement décliné" et comment les bénédictins "ont cessé d'être des ouvriers regroupés dans un atelier presque capitaliste et sont devenus des bourgeois retirés des affaires, qui ne pensaient pas à autre chose qu'à vivre à la campagne dans une douce oisiveté" [7]. Cet aspect de la colonisation, comme plusieurs autres facettes de notre économie, n'a pas encore été étudié. Il m'est revenu à moi, marxiste avoué et convaincu, de le constater. Je juge cette étude fondamentale pour la justification économique des mesures qui, dans la politique agraire du futur, concerneront les biens des couvents et des congrégations. Il conviendra d'établir d'une manière concluante la caducité pratique de leur domination et des titres royaux sur lesquels elle se basait.
La « commune » sous l'occupation espagnole
Les lois concernant les Indiens protégeaient la propriété indigène et reconnaissaient son organisation « communiste ». La législation relative aux « communes » indigènes s'adapta à la nécessité de ne pas attaquer les institutions et les coutumes étrangères à l'esprit religieux et au caractère politique de l'occupant. Une fois l'Etat inca détruit, le communisme agraire de 1' « ayllu » n'était incompatible ni avec l'un, ni avec l'autre. Tout au contraire, les Jésuites utilisèrent précisément le communisme indigène au Pérou, au Mexique et sur une plus grande échelle encore au Paraguay, à des fins de catéchisation. Le régime moyennâgeux, théoriquement et pratiquement, conciliait la propriété féodale et la propriété communautaire.
La reconnaissance des communes et de leurs coutumes économiques par la loi, n'était pas la preuve d'un sage réalisme de la part des colonisateurs, mais concordait absolument avec la théorie et la pratique féodales. Les dispositions des lois coloniales sur la commune, maintenaient sans dommage leur mécanisme économique, mais en revanche changeaient, ce qui était logique, les coutumes contraires à la doctrine catholique et tendaient à faire de la commune un élément de sa machine économique et fiscale. La commune pouvait et devait subsister pour la plus grande gloire et le plus grand profit du roi et de l'Eglise.
Nous savons bien que cette législation eut cours uniquement sur le papier. La propriété indigène ne put être suffisamment protégée pour des raisons dépendantes de la pratique coloniale. Sur ce fait, tous les témoignages s'accordent. Ugarte fait les constatations suivantes : « Ni les mesures prévues à Tolède, ni celles que l'on tenta dans plusieurs cas de mettre en pratique ne purent empêcher qu'une grande partie de la propriété indigène passa légalement ou illégalement aux mains des Espagnols ou des créoles. Une des institutions qui facilita ce dépouillement dissimulé fut celui des « Encomiendas » [f]. Conformément à l'esprit de l'institution, l'« encomendero » était chargé du recouvrement des impôts, de l'organisation et de la christianisation de ses tributaires. Mais, en fait, c'était un seigneur féodal, propriétaire des domaines et des vies, car il disposait des Indiens selon son bon plaisir, comme si ce n'étaient que les arbres du bosquet, les enlevait ou les tuait, et s'appropriait leurs terres par un moyen ou par un autre. En résumé, le régime agraire colonial finit par substituer des latifundia de propriété individuelle et cultivés par les Indiens sous une organisation féodale, à une grande partie des communes agraires indigènes. Loin d'être divisés au fil du temps, ces grands fiefs se sont concentrés et consolidés entre peu de mains du fait que la propriété immobilière était prise dans d'innombrables rêts et soumise à des fardeaux perpétuels qui l'ont immobilisée, tels les majorats, les chapellenies, les fondations, les patronats et autres formes de propriété " [8].
De même les communautés rurales n'ont pas disparu avec la féodalité en Russie, pays avec lequel il est toujours intéressant de faire un parallèle parce que de le processus historique s'y rapproche beaucoup plus de celui de ces pays agricoles et semi-féodaux que de celui des pays capitalistes d'Occident. Eugéne Schkaff, étudiant l'évolution du "mir" en Russie, écrit : " Comme les seigneurs devaient répondre de tous les impôts, ils ont voulu que chaque paysan ait plus ou moins la même étendue de terre pour que chacun contribuât avec son travail à payer l'impôt ; et pour qu'à ceux-ci il soit assuré un caractère effectif , ils ont établi la responsabilité solidaire. Le gouvernement l'a étendue à d'autres paysans. Les distributions avaient lieu quand le nombre de serfs avaient varié. Le féodalisme et l'absolutisme ont transformé peu à peu l'organisation commune des paysans en instrument d'exploitation et, sous cet aspect, l'émancipation des serfs n'a pas apporté de changement " [9]. Sous le régime de propriété seigneurial, le "mir" russe, comme la commune péruvienne, subit une dénaturation complète. La surface des terres, disponibles pour les habitants de la commune, se faisait chaque fois plus insuffisante et sa répartition chaque fois plus mauvaise. Le mir ne garantissait pas aux paysans la terre nécessaire à leur subsistance mais par contre il garantissait aux propriétaires la provision de bras indispensables à l'entretien de leur latifundia. Quand on abolit le servage, en 1861, les propriétaires trouvèrent le moyen de le rétablir en réduisant les parcelles accordées à leurs paysans à une surface qui ne leur permit pas de subsister de leurs propres récoltes. L'agriculture russe conserva, de cette façon, son caractère féodal. Le « latifundista » employa la réforme à son profit. Il s'était déjà rendu compte qu'il était de son intérêt d'octroyer aux paysans une parcelle de terre tant que cette dernière ne suffisait pas à sa subsistance ni à celle de sa famille. Il n'y avait pas de moyen plus sûr pour aliéner le paysan à la terre, en limitant en même temps au maximum son émigration. Comme si ne lui suffisait pas la misère à laquelle sa parcelle infime le condamnait, le paysan se trouvait forcé de prêter ses services au propriétaire, qui comptait bien l'obliger au travail dans sa grande propriété rurale, les prés, les bois, les moulins, les eaux, etc. sur lesquels il régnait.
La coexistence de « communes » et de latifundia au Pérou est donc parfaitement expliquée, non seulement par les caractéristiques propres au régime colonial espagnol, mais aussi par l'expérience de l'Europe féodale. Cependant, sous ce régime, la commune ne pouvait être réellement protégée, à peine pouvait-elle être tolérée. Le latifundista lui imposait la loi de sa force despotique, sans contrôle possible de la part de l'Etat. La commune survivait mais à l'intérieur d'un régime de servitude. Avant, elle était la cellule même de l'Etat et lui assurait le dynamisme nécessaire au bien-être de ses membres. La colonisation la pétrifiait dans la grande propriété, base d'un nouvel Etat, étranger à son destin.
Le libéralisme des lois de la République, impuissant à détruire la féodalité et à créer le capitalisme, devait plus tard rejeter le soutien formel que l'absolutisme des lois de la colonisation lui avait donné.
La révolution de l'Indépendance et la propriété agraire
Commençons maintenant à examiner comment on présente le problème de la terre sous la République. Pour exposer mes points de vue sur cette période, concernant la question agraire, je dois insister sur un concept que j'ai déjà utilisé au sujet du caractère de la révolution d'indépendance du Pérou. La révolution au Pérou correspond à la formation de sa bourgeoisie. Les éléments d'une économie capitaliste étaient, dans notre pays, bien plus embryonnaires qu'en d'autres pays de l'Amérique où la révolution dut compter avec une bourgeoisie moins faible, plus développée.
Si la révolution avait été un mouvement des masses indigènes ou bien si elle avait représenté « leurs » revendications, elle aurait eu nécessairement une physionomie agraire.
On a déjà étudié comment la révolution française profita surtout à la classe paysanne, sur laquelle elle dut s'appuyer pour éviter le retour à l'ancien régime. Ce phénomène paraît caractéristique, en général, de la révolution bourgeoise comme de la révolution socialiste, à en juger par les conséquences mieux définies et plus stables du renversement de la féodalité en Europe centrale et du tsarisme en Russie. Dirigées et faites principalement par la bourgeoisie et le prolétariat urbains, l'une et l'autre révolution ont immédiatement été fructueuses pour les paysans. Surtout en Russie, c'est cette classe qui a récolté les premiers fruits de la révolution bolchevique, d'autant plus que dans ce pays il n'y avait pas eu de révolution bourgeoise qui, à son temps, aurait liquidé la féodalité et l'absolutisme et installé à sa place un régime démocratique et libéral.
Mais, pour que la révolution démocratique et libérale produise ces effets, deux prémisses ont été nécessaires : l'existence d'une bourgeoisie consciente des fins et des intérêts de son action et l'existence d'un état d'esprit révolutionnaire dans la classe paysanne et, surtout, sa revendication du droit à la terre exprimée en termes incompatibles avec le maintien au pouvoir de l'aristocratie foncière.
Au Pérou, moins encore que dans les autres pays d'Amérique, la révolution de l'indépendance n'était pas l'aboutissement de ces prémisses. La révolution avait triomphé en raison de la solidarité continentale contraignante des peuples qui se rebellaient contre la domination espagnole et parce que les circonstances politiques et économiques du monde travaillaient en sa faveur. Le nationalisme continental des révolutionnaires hispano-américains se joignait à cette solidarité forcée de leurs destins pour faire rentrer les peuples les plus avancés dans leur marche vers le capitalisme dans la même voie que les plus arriérés.
Etudiant la révolution argentine et, ensuite, l'américaine, Echeverría classifie les classes de la façon suivante : "La société américaine – dit-il – était divisée en trois classes opposées par leurs intérêts, sans aucun lien social, qu'il soit moral ou politique. La première était composée des magistrats, du clergé et d'autres notables autoritaires ; la deuxième des enrichis par le monopole et le caprice de la fortune ; la troisième des roturiers, appelés "gauchos" et "compadritos" au Río de la Plata, "cholos" au Pérou, "rotos" au Chili, "leperos" au Mexique. Les races indigènes et africaines étaient esclaves et avaient une existence extra-sociale. Les premiers jouissaient sans produire et tenaient leur pouvoir et leurs droits locaux de l'hidalgo. C'était l'aristocratie composée en majeure partie des Espagnols et de très peu d'américains. Les deuxièmes jouissaient en exerçant tranquillement leur industrie ou commerce, c'était la classe moyenne qui était établie dans les conseils locaux [cabildos]; les troisièmes, uniques producteurs de par leur travail manuel, se composaient des artisans et de prolétaires en tout genre. Les descendants américains des deux premières classes, qui recevaient leur éducation en Amérique ou dans la Péninsule, ont été ceux qui ont levé l'étendard de la révolution." [10]
La révolution américaine, au lieu du conflit entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie commerçante, produisit dans beaucoup de cas leur alliance, soit en raison de l'influence des idées libérales qui accusaient l'aristocratie, soit parce qu'en beaucoup de cas on ne voyait dans cette révolution qu'un mouvement d'émancipation vis- à-vis de la couronne d'Espagne. La population paysanne, qui est indigène au Pérou, n'avait pas de présence directe, active, dans la révolution. Le programme révolutionnaire ne mettait pas ses revendications en avant.
Mais ce programme s'inspirait de l'idéologie libérale. La révolution ne pouvait pas faire abstraction de principes qui reconnaissaient l'existence de revendications agraires, fondées dans la nécessité pratique et dans la justice théorique de libérer la propriété de la terre des entraves féodales. La République inscrivit ces principes dans ses statuts. Le Pérou n'avait pas une classe bourgeoise capable de les appliquer en harmonie avec ses intérêts économiques et sa doctrine politique et juridique. Mais la République parce que tels étaient le cours et la tâche que lui assumait l'Histoire devait se constituer à partir de principes libéraux et bourgeois. Toutefois, en ce qui concerne les conséquences pratiques de la révolution, elle ne pouvait faire autrement que de rester dans les limites que lui fixaient les intérêts des grands propriétaires.
C'est pourquoi, la politique de démembrement de la propriété agraire, imposée par les fondements politiques de la République, ne s'est pas attaqué à la grande propriété rurale. Et – bien que par compensation les nouvelles lois ordonnassent la distribution de terres aux indigènes – elle s'est attaqué en revanche, au des postulats libéraux, à la "commune".
On inaugura ainsi un régime qui, quels que fussent ses principes, rendaient pire la condition des indigènes au lieu de l'améliorer. Et ceci n'était pas la faute de l'idéologie qui inspirait la nouvelle politique et qui, correctement appliquée, aurait dû mettre fin à la propriété féodale de la terre en transformant les indigènes en petits propriétaires.
La nouvelle politique abolissait formellement les "mitas", les services, etc. Elle comprenait l'ensemble de mesures qui signifiaient l'émancipation du serf indigène. Mais comme, d'autre part, elle laissait intacts le pouvoir et la force de la propriété féodale, elle invalidait ses propres mesures de protection de la petite propriété et du paysan-travailleur.
L'aristocratie terrienne conservait, sinon ses privilèges de principe, du moins ses positions de fait. Au Pérou elle continuait à être la couche dominante. La révolution n'y avait pas de réellement amené au pouvoir une nouvelle classe. La bourgeoisie artisanale et commerçante était trop faible pour gouverner. L'abolition du servage ne dépassait pas le stade d'une déclaration théorique. Parce que la révolution n'avait pas touché à la grande propriété rurale, et que le servage n'est qu'un des visages du féodalisme, mais n'est pas le féodalisme même.
(à suivre)