Mariategui, le problème de la terre au Pérou (4/4)
Le problème agraire et le problème indien Colonialisme = Féodalisme La politique du colonialisme : dépopulation et esclavage Le colonisateur espagnol La " commune " sous l'occupation espagnole ...
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Servage et salaire
Le mode de travail est déterminé, surtout dans l'agriculture par le régime de propriété. Il n'est pas surprenant de voir qu'au Pérou survivent les latifundia féodaux en même temps que sous diverses formes et appellations survit également le servage. La différence entre l'agriculture de la côte et l'agriculture de la sierra apparaît moins en ce qui concerne le travail qu'en ce qui concerne la technique. L'agriculture de la côte a plus ou moins rapidement évolué vers une une technique capitaliste dans le domaine de la culture du sol, de la transformation et du commerce des produits. Mais, par contre, en ce qui concerne la façon de diriger le travail, elle s'est maintenue au même niveau. Et vis-à-vis des travailleurs, la grande propriété rurale coloniale n'a pas renoncé à ses habitudes féodales, sauf quand les circonstances l'ont exigé d'une manière péremptoire.
Ce phénomène s'explique non seulement par le fait que les vieux seigneurs féodaux, qui ont conservé la propriété de la terre, ont pu se conformer à l'esprit du capitalisme moderne, même s'ils ont adopté en tant qu'intermédiaires du capital étranger la pratique capitaliste. Il explique aussi, par la mentalité de cette caste de propriétaires accoutumés à considérer le travail avec les yeux des esclavagistes et des « négriers » .
En Europe, le seigneur féodal incarnait jusqu'à un certain point la tradition patriarcale primitive, de sorte que, respecté de ses serfs, il se sentait naturellement supérieur, mais non ethniquement ni nationalement différent. Il était possible à l'aristocratie foncière européenne d'accepter une conception et une pratique nouvelles dans ses relations avec le paysan. La conviction orgueilleuse et bien enracinée du Blanc de l'infériorité des hommes de couleur s'est opposée, en Amérique, à cette évolution.
Sur la côte péruvienne le travailleur de la terre, quand ça n'a plus été l'indien, a été l'esclave noir et le coolie chinois, regardés dédaigneusement. Chez le latifundiste côtier, ils ont déclenché en même temps les réactions de l'aristocrate médiéval et celles du colonisateur blanc, saturés de préjugés de race.
L'yanaconazgo et l'"enganche" [k] ne sont pas les seules manifestations du maintien de méthodes plus ou moins féodales dans l'agriculture côtière. L'atmosphère de l'hacienda se maintient intégralement féodale. Les lois de l'État ne s'appliquent pas à la grande propriété rurale, si elles ne sont pas validées par le consentement tacite ou formel des grands propriétaires. L'autorité des fonctionnaires politiques ou administratifs, se trouve en fait soumise à l'autorité du propriétaire terrien dans toute l'étendue du territoire de sa domination. Il considère pratiquement sa latifundia comme hors du pouvoir de l'État, sans se préoccuper le moins du monde des droits civils de la population qui vit sur sa propriété. Il perçoit des taxes, établit des monopoles, prononce des sanctions toujours contraires au respect de la liberté des manœuvres et de leurs familles. Les transports, les affaires et même les coutumes sont soumises au contrôle du latifundiste. Et fréquemment les campements où logent la population ouvrière, ne diffèrent pas beaucoup des hangars qui hébergeaient à la population esclave.
Les grands propriétaires de la côte n'ont pas, légalement, de droits féodaux ou semi-féodaux ; mais leur condition de classe dominante et l'accaparement pratiquement sans limite de la terre dans une région sans industries ni transports leur donnent un pouvoir presque incontrôlable. Par le biais de l' « enganche » et du « yanaconazgo », les grands propriétaires résistaient à l'établissement du salaire libre nécessaire au fonctionnement d'une économie libérale et capitaliste. L'"enganche", qui interdit au manœuvre du droit de disposer de sa personne et de son travail, tant qu'il ne satisfait pas aux obligations contractées avec le propriétaire, provient indubitablement du trafic semi-esclavagiste des coolies. "L'yanaconazgo" est une variété du système de servage à travers duquel la féodalité s'est maintenue jusqu'à notre âge capitaliste dans les villages politiquement et économiquement retardés. Le système péruvien de l'yanaconazgo est proche, par exemple, du système russe du "polovnischestvo" dans lequel les fruits de la terre étaient parfois divisés en parties égales entre le propriétaire et le paysan mais dans d'autres cas celui-ci ne recevait pas plus d'un tiers [24].
La population peu abondante de la côte représente pour les entreprises agricoles une menace constante de manque ou une insuffisance de bras. L'yanaconazgo lie à la terre une partie de la population regnícole qui sans cette garantie minimale d'usufruit de terre, tendrait à diminuer et à émigrer. L'"enganche" assure à l'agriculture de la côte le concours des manœuvres de la sierra qui, bien que trouvant dans les fermes côtières un sol et un milieu étranger, obtiennent au moins une meilleur rémunération de leur travail. Cela indique que, malgré tout et bien que cela ne soit pas remarqué et ne soit que partiel [25], la situation de l'ouvrier agricole de la côte est meilleure que celle de l'ouvrier de la sierra, où le féodalisme maintient intacte son omnipotence. Les propriétaires terriens côtiers se voient obligés à admettre, quoique restreint et atténué, le régime du salaire et du travail libres. Le caractère capitaliste des entreprises côtières contraint les propriétaires terriens à la concurrence. L'ouvrier conserve très relativement, il est vrai, sa liberté d'émigrer. La proximité de ports et de villes, la proximité des voies modernes de trafic et de commerce lui donnent la possibilité d'échapper à son destin rural et de gagner sa vie par d'autres moyens.
Si l'agriculture de la côte avait eu un autre caractère, plus progressiste, plus capitaliste, elle aurait tendu à résoudre d'une manière logique le problème du manque de bras sur lequel il a été fait tant de discours. Des propriétaires plus avisés, se seraient rendus compte que, comme elle fonctionne jusqu'à présent, la grande propriété rurale est un agent de dépeuplement et de que, par conséquent, le problème du manque de bras constitue l'une de ses plus claires conséquences logiques [26].
Dans la mesure où la technique capitaliste progresse dans l'agriculture côtière, le salaire tend à remplacer le « yanaconazgo ». L'agriculture moderne – emploi des machines, engrais, etc. – ne peut être en accord avec le régime de travail propre à une agriculture routinière et primitive. Mais le facteur démographique – le "problème du manque de bras"-, oppose une résistance sérieuse à ce processus de développement capitaliste. Le « yanaconazgo » et ses diverses formes servent à maintenir dans les vallées une base démographique qui garantit à l'entreprise le minimum de bras nécessaires aux travaux permanents. Le journalier immigré n'offre pas la même sécurité et la même continuité dans le travail que le colon indigène ou que le yanacon régnicole. Ce dernier est, de plus, la racine d'une famille de paysans, dont les fils aînés se trouveront plus ou moins forcés à louer leurs bras au propriétaire terrien.
La constatation de ce fait conduit aujourd'hui les grands propriétaires à trouver commode d'établir, très progressivement et prudemment des noyaux de petites propriétés. Une partie des terres irriguées dans la région de l'Impérial a ainsi été réservée à la petite propriété. Et il est question d'appliquer le même principe dans les autres zones où des travaux d'irrigation sont en cours. Un propriétaire riche intelligent et expérimenté qui conversait dernièrement avec moi, me disait que, à côté de la grande propriété, l'existence de la petite propriété était indispensable à la formation d'une population rurale, sans laquelle l'exploitation de la terre serait toujours à la merci des possibilités de l'immigration ou l'"enganche". Le programme de la "Compagnie de Subdivision Agraire", c'est une autre expression d'une politique agraire tendante au lent établissement de la petite propriété [27].
Mais comme cette politique évite systématiquement l'expropriation ou, plus précisément, l'expropriation par l'Etat sur une vaste échelle, pour des raisons d'utilité publique ou de justice distributive, ses possibilités de développement sont, pour le moment, circonscrites à quelques vallées, il ne semble pas probable que la petite propriété remplace de façon appropriée et à grande échelle l'yanaconazgo dans sa fonction démographique. Dans les vallées que l'"enganche" de manoeuvres de la sierra n'est pas capable d 'approvisionner en bras, dans des conditions avantageuses pour les propriétaires terriens, l'yanaconazgo subsistera donc pour un temps, sous ses diverses variétés, avec le salariat.
Les formes d'yanaconazgo, de métayage ou de fermage, varient sur la côte et dans sierra selon les régions, les usages ou les cultures. Elles portent aussi diverses appellations. Mais malgré cette variété elles s'identifient en général aux méthodes précapitalistes d'exploitation de la terre observées dans d'autres pays d'agriculture semi-féodale. Par exemple, en Russie tsariste, le système de l'"otrabotki" présentait les mêmes différenciations de fermage contre travaux, argent ou produits que celles existant au Pérou. Pour le vérifier il n'y a qu'à lire ce qu'écrit Schkaff au sujet de ce système dans son livre bien documenté sur la question agraire en Russie : " Entre l'antique travail servile dans lequel la violence ou la contrainte jouent un si grand rôle et le travail libre dans lequel l'unique contrainte subsistante est une contrainte purement économique, apparaît tout un système transitoire de formes extrêmement variées qui réunissent les traits du barchtchina et du salariat. C'est le système de l'otrabototschnaia. Le salaire est payé soit en argent dans le cas d'une location de services, soit en produits, soit en terre, dans ce dernier cas (otrabotki au sens strict du mot) le propriétaire prête sa terre au paysan en guise de salaire pour le travail effectué par celui-ci dans les champs seigneuriaux "." Dans le système de l'otrabotki, le prix du travail est toujours inférieur à ce que serait un salaire pour un "libre emploi" capitaliste. La rétribution en produits rend les propriétaires plus indépendants aux variations de prix observées sur les marchés du blé et du travail. Ils trouvent chez les paysans de leur voisinage une main d’œuvre moins chère et jouissent ainsi d'un vrai monopole local "." Le fermage payé par le paysan revêt diverses formes : parfois, en plus de son travail, il doit donner de l'argent et des produits. Par une deciatine qu'il recevra, il s'engagera à travailler sur une deciatine et demie de terre seigneuriale, et à donner dix œufs et une poule. Il remettra aussi le fumier de son bétail, puisque tout, jusqu'au fumier, se change en moyen de paiement. Fréquemment encore, le paysan s'oblige 'à se faire tout ce que le propriétaire exigera', à transporter les récoltes, couper le bois de chauffage, charger les ballots... " [28].
Particulièrement, dans l'agriculture de la sierra, on trouve exactement ces traits féodaux dans les rapports de propriété et de travail. Le régime du salaire libre ne s'est pas du tout développé. Le propriétaire terrien ne se préoccupe pas de la productivité des terres. Il se préoccupe seulement de leur rentabilité. les facteurs de production se réduisent essentiellement à la terre et à l'Indien. La propriété de la terre lui permet d'exploiter sans aucune mesure la force de travail de l'Indien. L 'usure pratiquée sur cette force de travail – qui se traduit par la misère de l'indien – , s'ajoute à la rente foncière, calculée au taux usuel de la location. Le propriétaire terrien se réserve les meilleures terres et répartit les plus mauvaises entre ses ouvriers indiens, qui se voient dans l'obligation de travailler de préférence et sans rémunération sur les premières et de se contenter des produits de la seconde pour leur subsistance. La location du sol est payée par l'indien en travail ou en produits, très rarement en argent (car la force de travail de l'indien est ce qui a la plus grande valeur pour le propriétaire), plus communément sous des formes combinées ou mixtes. Une étude du docteur Ponce de León, de l'Université de Cuzco, que j'ai en vue entre autres rapports, et qui couvre avec une documentation de première main toutes les variétés de location et yanaconazgo dans cette vaste région, en présentant un tableau assez objectif de l'exploitation féodale – malgré les conclusions de l'auteur, respectueuses des privilèges des propriétaires –.
Ci-dessous certaines de ses constatations :
" Dans la province de Paucartambo le propriétaire accorde l'usage de ses terrains à un groupe d'indigènes à condition qu'ils fassent tout le travail que requiert la culture des terres de l'hacienda, que le propriétaire ou le patron s'est réservées. En général ils travaillent trois jours par semaine pendant toute l'année. Ils doivent en plus les locations ou 'yanaconas' comme on les appelle dans cette province : l'obligation de transporter à la ville, avec ses propres bêtes la récolte du propriétaire terrien, sans rémunération ; et celle de servir de pongos [l] dans la même ferme ou plus communément à Cuzco, où préfèrent résider les propriétaires ". " Une chose semblable arrive à Chumbivilcas. Les locataires cultivent la surface qu'ils peuvent, et en revanche doivent travailler pour le patron autant de fois qu'il l'exige. Cette forme de location peut être schématisée ainsi : le propriétaire propose au locataire : utilise la surface de terrain que tu 'peux', à condition de travailler à mon profit chaque fois que j'en ai besoin "." Dans la province d'Anta le propriétaire cède l'usage de ses terres aux conditions suivantes : le locataire apporte sa part de capital (la semence, un payement) et le travail nécessaire pour la réalisation de la culture jusqu'au bout. Après la récolte, le locataire et le propriétaire divisent en parties égales tous les produits. C'est-à-dire que chacun d'eux recueille 50 pour cent de la production sans que le propriétaire n'ait fait une autre chose que céder l'usage de ses terres sans rien payer. Mais ce n'est pas tout. Le métayer est personnellement obligé de concourir aux travaux du propriétaire avec, en général, une rémunération quotidienne de seulement 25 centavos " [29].
La confrontation entre ces données et celles de Schkaff, suffit à nous persuader qu'aucun des sombres aspects de la propriété et du travail précapitalistes ne manque dans la sierra féodale.
Le « colonialisme » de notre agriculture côtière
Dans les vallées côtières, le degré de développement atteint gr â ce à l'industrialisation de l'agriculture sous un régime et une technique capitalistes a pour facteur principal l'intéressement du capital britannique et nord-américain à la production péruvienne de sucre et de coton. Ni l'aptitude industrielle, ni la capacité capitaliste des grands propriétaires ne sont responsables de l'extension prise par les cultures. Ceux-ci destinent leurs terres à la production du coton et de la canne à sucre, financés par de puissantes firmes exportatrices.
Les meilleures terres des vallées côtières sont occupées par le coton et la canne à sucre, non qu'elles conviennent seulement à ces cultures, mais uniquement parce que ce sont les seules qui intéressent, pour le moment, les commerçants anglais et yankee. Le crédit agricole, entièrement subordonné aux intérêts de ces firmes avant que ne s'établisse la Banque Agricole Nationale, ne tenta aucune autre culture. Celle des fruits, qui sont destinés au marché interne, est en général aux mains de petits propriétaires et de locataires. Il n'y a que dans les vallées de Lima, de par la proximité de marchés urbains d'importance, que de grandes surfaces sont consacrées par leurs propriétaires à la production de fruits. Souvent, dans les fermes cotonnières ou sucrières, ces fruits ne sont pas cultivés, pas même dans la mesure nécessaire pour l'approvisionnement de leur propre population rurale.
Le même petit propriétaire, ou un petit locataire, se trouve poussé à la culture du coton par ce courant qui prend si peu en compte les nécessités particulières de l'économie nationale. Le remplacement des cultures vivrières traditionnelles par celles du coton dans les campagnes de la côte où subsiste la petite propriété, a constitué l'une des causes les plus visibles du renchérissement des subsistances des populations de la côte.
L'agriculteur trouve des facilités commerciales presque uniquement pour la culture du coton. Partout les habilitations sont réservées, presque exclusivement, au cotonnier. La production de coton n'est régie par aucune perspective économique nationale. Il n'est produit qu'en vue du marché mondial, sans qu'aucun contrôle ne soit prévu, dans l'intérêt de cette économie, sur les baisses possibles de prix découlant de périodes de crise industrielle ou de surproduction cotonnière.
Un éleveur me faisait observer dernièrement que, tandis que sur une récolte de coton le crédit que l'on peut obtenir n'est limité que par les fluctuations des prix, sur un troupeau ou un élevage, le crédit est complètement conventionnel et incertain. Les éleveurs de la côte ne peuvent pas compter sur des prêts bancaires importants pour le développement de leurs affaires. Et tous les agriculteurs qui ne peuvent pas offrir, comme garantie de leurs emprunts, des récoltes de coton ou de canne à sucre, sont dans les mêmes conditions.
Si les nécessités de la consommation nationale étaient satisfaites à partir de la production agricole du pays, ce phénomène ne serait pas si artificiel. Mais il est loin d'en être ainsi. Le chapitre le plus important de nos importations est celui des « vivres et épices » . Et ceci dénonce un des problèmes de notre économie.
La suppression de toute notre importation de vivres et d'épices n'est pas possible, mais celle de ses postes les plus importants l'est. La plus importante de tous est l'importation de blé et de farine, qui en 1924 s'est élevée à plus de douze millions de sols.
L'intérêt évident et urgent de l'économie péruvienne exige, depuis longtemps, que le pays produise tout le blé nécessaire pour la confection du pain pour sa population. Si cet objectif avait été atteint, le Pérou n'aurait pas eu pas à continuer à payer à l'étranger douze ou plus millions de sols par an pour le blé consommé par les villes de la côte.
Pourquoi ce problème de notre économie n'a-t-il pas été résolu ? Il n'est pas du seulement au fait que l'État ne s'est pas encore préoccupé de faire une politique de développement des cultures vivrières. Pas non plus, je le répète, au fait que la culture de la canne et de celle du coton est plus adaptée au sol et au climat de la côte. Une seule des vallées, une seule des plaines interandines – que quelques kilomètres de chemins de fer et de route ouvriraient au trafic – peut surabondamment approvisionner en blé, orge, etc..., toute la population du Pérou. Sur la même côte, dans les premiers temps de la colonie, les espagnols ont cultivé du blé jusqu'au moment du cataclysme qui a changé les conditions climatiques du littoral. On n'a pas étudié, par la suite, d'une manière scientifique et organisée, la possibilité de rétablir cette culture. Et l'expérience pratiquée au Nord, dans les terres de la "Salamanca", démontre qu'existent des variétés de blé résistantes aux fléaux qui attaquent cette céréale sur la côte et que, jusqu'à cette expérience, la paresse créole semblait avoir renoncé à vaincre [30].
L'obstacle, la résistance à une solution se trouvent dans la structure même de l'économie péruvienne. L'économie du Pérou est une économie coloniale. Son développement est subordonné aux intérêts des marchés de Londres et de New York. Ces marchés voient dans le Pérou une réserve de matières premières et un emplacement pour leurs manufactures. Et pour cette raison l'agriculture péruvienne n'obtient des crédits que pour les produits qui peuvent offrir un avantage sur les grands marchés mondiaux. La finance étrangère s'intéresse un jour au caoutchouc, un autre jour au coton, un autre au sucre. Le jour où Londres peut recevoir à un meilleur prix et en quantité suffisante un produit de l'Inde ou de l’Égypte, il abandonne immédiatement ses producteurs péruviens. Nos « latifundistas » , nos grands propriétaires terriens, quelles que soient les illusions qu'ils se fassent au sujet de leur indépendance ne sont que les intermédiaires ou les agents du capitalisme étranger.
Aux thèses fondamentales déjà exposées dans cette étude et relativement aux aspects actuels de la question agraire au Pérou, on doit joindre les suivantes :
- Le caractère de la propriété agraire au Pérou se présente comme un des plus grands obstacles au développement du capitalisme national. Le pourcentage des terres exploitées par de grands ou de moyens fermiers, et qui appartiennent à des propriétaires qui n'ont jamais dirigé leurs fermes, est très élevé. Les gros propriétaires, complètement étrangers et se désintéressant de l'agriculture et de ses problèmes, vivent de leurs rentes foncières sans fournir aucun apport de travail ni de réflexion quant à l'activité économique du pays. Ils font partie de la catégorie de l'aristocratie ou du rentier consommateur improductif. Par leurs droits de propriété héréditaire ils perçoivent un fermage qu'on peut considérer comme l'équivalent d'un droit féodal. L'agriculteur affermé correspond, en revanche, avec une plus ou moins grande étendue de terres, au type de chef d'entreprise capitaliste. Dans un système capitaliste véritable, la plus-value obtenue par son entreprise devrait venir grossir le capital qui financerait les travaux et accroître les bénéfices de ce dernier. L'appropriation de la terre par une classe de rentiers impose àla production la charge présente de maintenir une rente qui n'est pas sujette aux baisses éventuelles de la production agricole. Généralement, le fermier ne trouve pas dans ce système toutes les stimulations indispensables pour effectuer les travaux de valorisation des terres, des installations et des cultures. La peur d'une augmentation de la location le jour de l'échéance, fait qu'il n'introduit de changements qu'avec parcimonie. L'ambition de l'agriculteur affermé est certainement de devenir propriétaire, mais son propre désir le conduit à accroître la valeur de la propriété agraire au profit des « latifundistas » . Les mauvaises conditions du crédit agricole, au Pérou, impliquent pour cette classe d'industriels la menace toujours plus grande de l'expropriation. Pour cette raison, l'exploitation capitaliste et industrielle de la terre qui demande, pour atteindre son plein développement, l'élimination de tout vestige de la féodalité, ne progresse, dans notre pays, qu'avec une suprême lenteur. C'est un problème évident, non seulement du point de vue socialiste, mais aussi du point de vue capitaliste. Formulant un principe essentiel du programme agraire de la bourgeoisie libérale française, Edouard Herriot affirme que "la terre exige une présence humaine réelle" [31]. Il n'est pas superflu de remarquer qu'à ce sujet l'Occident ne dépasse pas certes à l'Orient, puisque la loi mahométane établit, comme Charles Gide l'observe, que "la terre appartient à celui qui la féconde et la fait vivre".
- Les latifundia qui subsistent au Pérou se révèlent être, d'un autre côte, la barrière la plus importante en ce qui concerne l'immigration blanche. Le paysan européen ne vient pas en Amérique pour travailler comme ouvrier, à moins que de hauts salaires ne lui permettent d'économiser largement. Et ceci n'est pas le cas du Pérou. Le plus misérable travailleur de Pologne ou de Roumanie n'accepterait même pas de vivre comme nos journaliers des plantations de canne à sucre ou de coton. Pour que nos champs soient en mesure d'attirer cette immigration, il est indispensable que nous puissions leur offrir des terres équipées de logements, d'animaux, d'outillages et de communications en relation avec les voies ferrées et les marchés. Un fonctionnaire ou un propagandiste fasciste, visitant le Pérou il y a approximativement trois ans, déclara aux quotidiens locaux que notre régime de grandes propriétés était incompatible avec un programme de colonisation et d'immigration capable d'attirer le paysan italien.
- Le fait que l'agriculture côtière soit inféodée aux intérêts des capitaux et des marchés britanniques et américains s'oppose non seulement à ce que l'agriculture s'organise et se développe en harmonie avec les nécessités spécifiques de l'économie nationale c'est-à-dire en assurant d'abord l'approvisionnement de la population mais aussi à ce qu'elle tente et adopte de nouvelles cultures. La plus grande réalisation de cet ordre, entreprise ces dernières années celle des plantations de tabac de Tumbes n'a été possible qu'à la suite de l'intervention de l’État. Ce fait montre mieux que n'importe quel autre que la thèse de la politique libérale du « laisser-faire » doit être définitivement abandonnée et remplacée par une politique sociale de nationalisation des grandes sources de richesses.
- La propriété agraire de la côte, malgré les temps prospères qu'elle connut et dont elle jouit, se montre aujourd'hui incapable de résoudre les problèmes de salubrité rurale dans la mesure où l’État l'exige et qui est, somme toute, assez modeste. Il est prouvé que c'est dans la population rurale de la côte que la mortalité et la morbidité atteignent les plus hauts indices du pays (les régions excessivement malsaines de la forêt vierge exceptées). Les statistiques démographiques du district rural de Pativilca accusait, il y a trois ans, une mortalité supérieure à la natalité. Les ouvrages d'irrigation, comme le fait observer l'ingénieur Sutton à propos de celui d'Olmos portent la possibilité de la solution la plus radicale au problème des paludes [m] ou des marais. Mais, sans les ouvrages de récupération des eaux de la rivière Chancay réalisés à Huacho par monsieur Antonio Graña, à qui on doit aussi un plan intéressant de colonisation, et sans les ouvrages de récupération des eaux du sous-sol pratiqués à Chiclín et quelques autres en cours de réalisation au Nord, l'action, toutes ces dernières années, du capital privé dans l'irrigation de la côte péruvienne semblerait vraiment insignifiante.
- Dans la sierra, le féodalisme agraire qui se survit à lui-même se montre tout à fait incapable de créer des richesses et de progresser. Exception faite des entreprises d'élevage qui exportent de la laine et de quelques autres dans les vallées et les plaines de la sierra, les latifundia ont une production dérisoire. Les rendements sont très bas, les méthodes de travail primitives. Un journal local disait une fois que dans la sierra péruvienne le seigneur féodal semblait être aussi pauvre que l'Indien. Cet argument complètement faux relativement loin de justifier le seigneur féodal le condamne sans appel, étant donnéque pour l'économie moderne comprise comme science objective et concrète l'unique justification du capitalisme, de ses chefs d'industrie et de la finance, réside en leur fonction de créateur de richesses. Sur le plan économique, le seigneur féodal est le premier responsable du peu de valeur de ses terres.
- Comme explication de ce phénomène, on déclare que la situation économique de la sierra dépend étroitement des voies de communication. Ceux qui raisonnent ainsi ne comprennent sans doute pas la différence fondamentale qui existe entre une économie féodale ou semi-féodale et une économie capitaliste. Ils ne comprennent pas que le type patriarcal primitif du propriétaire féodal n'est pas de même nature que le type du moderne chef d'entreprise. D'un autre côté les seigneurs féodaux et les « latifundistas » apparaissent aussi comme un obstacle, même pour ce qui est de l'exécution du programme concernant les voies de communication que l’État tend actuellement à réaliser. Les privilèges et les intérêts des seigneurs féodaux s'opposent radicalement à l'exécution de ce programme. L'Indien, sollicité par voie de conscription pour la réalisation du programme, y voit une arme du seigneur féodal. A l'intérieur du régime inca, cette conscription dûment établie aurait été un service public obligatoire, en tout compatible avec les principes du socialisme moderne ; à l'intérieur du régime colonial des latifundia et du servage, cette même conscription acquiert le caractère odieux d'une corvée.