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Réveil Communiste

Commune de 1871 : critique d'un livre de Quentin Deluermoz, universitaire "de gauche"

10 Mai 2021 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Publications, #Front historique, #classe ouvrière, #Théorie immédiate

Commune de 1871 : critique d'un livre de Quentin Deluermoz,  universitaire "de gauche"

Note critique envoyée à RC par son auteur Emmanuel Brandély

 

Quentin Deluermoz, Commune(s) 1870-1871, une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 2020.

 

Le dernier livre de Quentin Deluermoz a été salué de toutes parts comme une importante contribution au renouvellement de l’historiographie de la Commune1. L’auteur a d’ailleurs été l’un des historiens les plus sollicités et les plus actifs à l’occasion du 150ème anniversaire de l’événement2. Son livre est le fruit d’un important travail de recherche portant notamment sur l’impact mondial de la Commune, « événement médiatique global ». Il offre d’intéressants développements sur la réception et l’appropriation de « l’événement Commune » à l’échelle internationale, ainsi que sur des aspects méconnus comme la « Commune coloniale d’Alger » ou encore celle des couteliers… de Thiers ! Sa relecture de la Commune de Paris est cependant par endroits très contestable. L’auteur énonce en effet, en passant, souvent sans prendre la peine de les justifier, des affirmations assez surprenantes pour un historien présenté comme « marqué à gauche »3.

A propos, par exemple, de la tentative du gouvernement le 18 mars de désarmer Paris, il écrit : « pour éviter tout dérapage lors des négociations de la signature du traité de paix, Thiers décide de reprendre les canons de la garde nationale parisienne »4. D’abord, Thiers ne pouvait pas « reprendre » des canons qui n’avaient jamais appartenu à l’Etat, mais étaient la propriété de la garde nationale parisienne. On voit mal ensuite quel « dérapage » aurait pu redouter le gouvernement alors que même l’entrée des soldats allemands dans Paris et leur défilé sur les Champs-Élysées le 1er mars n’avaient donné lieu à aucun incident5. Il semble enfin plutôt insolite et réducteur de ne voir dans l’offensive gouvernementale du 18 mars qu’une manœuvre liée à des considérations de politique étrangère. L’enjeu essentiel n’était-il pas, comme Thiers le reconnu lui-même après coup, de « soumettre » ce Paris rebelle, républicain et patriote, ouvrier et populaire, que ni le siège des Prussiens, ni les privations et les souffrances d’un hiver meurtrier, ni la trahison du gouvernement de la Défense nationale n’étaient parvenus à défaire ? Engels va nettement dans ce sens : « Thiers (…) était forcé de s’en rendre compte : la domination des classes possédantes – grands propriétaire fonciers et capitalistes – se trouverait constamment menacée tant que les ouvriers parisiens resteraient en armes. Son premier geste fut de tenter de les désarmer »6. Jacques Rougerie, le grand historien de la Commune, ajoute : « Désespérément, le gouvernement et l’armée tentaient de reconquérir la capitale. Une vraie guerre : « La garde nationale, dit Thiers, n’existait plus que comme armée ennemie ». Le souci principal c’était ces canons, jalousement conservés par la Garde, qui pouvaient, un moment ou l’autre, être braqués sur le centre »7.

Plus loin, toujours à propos du 18 mars, l’auteur assure que « l’insurrection parisienne menace l’Etat républicain au moment où il tente de se stabiliser après les élections de février »8. Là encore l’affirmation est pour le moins surprenante. D’abord parce que le caractère « républicain » de l’Etat en question, de son Assemblée ultra monarchiste (élue en février 1871 sur demande de Bismarck) et du « chef du pouvoir exécutif », Thiers, « le fossoyeur de la République de 48 » (Lissagaray), est largement sujet à caution9. Ensuite parce que, comme le rappelle Michel Cordillot10, il est « généralement admis que ceux qui prirent les armes pour soutenir la Commune le firent pour défendre la République qu’ils estimaient menacée par le résultat des élections du 4 février 1871, et parce qu’ils avaient instinctivement perçu dans la tentative militaire du 18 mars la volonté de rééditer le coup d’Etat du 2 décembre 1851 ». C’est d’ailleurs la crainte d’une restauration monarchiste perçue comme imminente, qui conduit les bataillons de la garde nationale à se fédérer11 et à créer un Comité Central – « nous sommes la barrière inexorable élevée contre toute tentative de renversement de la République » – avant même que les Parisiens ne s’insurgent le 18 mars. La tentative de s’emparer des canons est alors interprétée comme l’amorce du coup d’Etat monarchiste redouté depuis la décapitalisation de Paris et l’installation de l’Assemblée à Versailles. « Oui, nous étions dans le cas de légitime défense. Si nous avions courbé la tête sous ce nouvel affront, c’en était fait de la République » fait dire à l’un des membres du Comité central de la garde nationale l’historien communard Lissagaray. Bref, si la question de savoir si la Commune a ou non « sauvé la République » est depuis longtemps débattue par les historiens, aucun (versaillais mis à part) n’avait sérieusement suggéré qu’elle l’avait « menacée ». C’est par contre très exactement la thèse récemment défendue par Macron : « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée »12.

Autre affirmation discutable, à propos de « la semaine de l’incertitude » qui sépare l’insurrection du 18 mars de l’élection de la Commune le 26 mars : « tous les protagonistes s’entendent à ce moment sur deux points : la nécessité de procéder à des élections et le refus de la guerre civile, chacun ayant à l’esprit le spectre de juin 1848. (…) chacun veut éviter la guerre civile »13. Précisons que les « protagonistes » ici évoqués sont d’une part le gouvernement de Thiers et l’Assemblée versaillaise, de l’autre le Comité central de la garde nationale, et, dans le rôle de conciliateurs, les députés et maires de Paris. Que chacun ait alors à l’esprit le « spectre » des journées de juin 1848 est une certitude. Tout comme il est avéré que l’ensemble des acteurs évoqués agissent à ce moment en prétendant vouloir éviter le bain de sang. Mais l’historien peut-il prendre pour argent comptant les déclarations de principe de Thiers, ce « virtuose du parjure et de la trahison » (Marx), et des Versaillais ? L’échec des élus de Paris, qui ont passé la semaine à tenter d’arracher à Thiers, inflexible, la simple reconnaissance des « franchises municipales » de la capitale, le droit d’élire une municipalité et pour la garde nationale celui d’élire ses chefs, n’en dit-il pas bien davantage sur leurs véritables intentions ? Lissagaray rappelle que « vainement, un des députés-maires supplia l’Assemblée de ne pas les laisser rentrer à Paris les mains vides. Cette haute bourgeoisie qui venait de livrer au Prussien la pudeur, la fortune et la terre françaises, tremblait de fureur à la seule pensée de céder quelque chose à Paris. » Quentin Deluermoz reconnait d’ailleurs plus loin que dès le 22 mars (avant en réalité) « le choix » (de la répression sanglante) est fait et « le retour en arrière impossible ». Jules Favre, à la tribune de l’Assemblée le 21 mars, est tout à fait explicite : « Dans l’attentat du 18 mars, toute la garde nationale est complice ou coupable. (…) Il n’y a pas à pactiser avec l’émeute. Il faut la dompter, il faut châtier Paris ! ». C’est que le « spectre » de de juin 1848 hantait effectivement les esprits ; à Paris comme un cauchemar, à Versailles comme un espoir.

A propos de la Semaine sanglante, l’auteur écrit : « il est acquis aujourd’hui que le chef de l’exécutif avait initialement donné des ordres de clémence, non respectés, avant de couvrir sciemment la férocité de la répression. »14 Peut-être est-ce là pour Quentin Deluermoz un fait « acquis », mais le lecteur ne peut que regretter que dans un livre contenant pas moins de 55 pages de notes il n’ait pas jugé utile de préciser sa source. Et, encore une fois, il semble ne pas envisager que l’on puisse déclarer une chose et en préparer une autre. Lissagaray, écœuré par l’hypocrisie et le cynisme de Thiers promettant dans une même phrase une « expiation complète » à la majorité réactionnaire de l’Assemblée et le respect scrupuleux de « la loi » à sa minorité républicaine, n’a-t-il pas raison quand il écrit : « en juin 1848, Cavaignac avait promis le pardon et il massacra ; M. Thiers avait juré par les lois, il laissa carte blanche à l’armée » ? Avant même la Semaine sanglante l’armée versaillaise ne s’est-elle pas illustrée par l’exécution systématique des fédérés prisonniers ? Thiers ne jurait-il pas à la province qu’il ne bombardait pas Paris alors même que les obus pleuvaient sur la capitale ? Ne s’est-il pas, enfin, félicité de voir « le sol jonché de cadavres » et de la « leçon » administrée au prolétariat parisien ?

Quelques lignes plus loin, l’auteur avance une explication politico-psychologique assez stupéfiante de l’attitude de Thiers lors la Semaine sanglante : « La raison d’Etat pour ces libéraux, en quelque sorte, impose le maintien à tout prix des libertés politiques et en leur nom, dans une situation exceptionnelle, il est paradoxalement possible, pour les préserver, de les mettre temporairement entre parenthèses. La répression de la Semaine sanglante est en ce sens une étape importante dans la constitution d’un Etat libéral. » Si c’est assurément au nom de la « légalité » et de la défense des « libertés politiques », mises en péril par la « tyrannie » de la Commune, que le « libéral » Thiers a laissé les généraux bonapartistes et leur armée de ruraux massacrer les communards, l’historien peut-il s’en tenir là et reprendre à son compte les justifications données par Thiers ? Peut-il ne pas dire tout ce qu’elles ont d’hypocrite et de mensonger ? En l’occurrence, la défense de la « légalité » et des « libertés politiques » a-t-elle été autre chose que le paravent de la défense de l’ordre social ? Dans le télégramme qu’il adresse à Jules Favre le 21 mai, Thiers n’écrit-il pas crûment « Que M. de Bismarck soit bien tranquille. (…) l’Ordre social sera vengé dans le courant de la semaine » ? S’il ne s’était agi que de respect de la « légalité » croit-on vraiment qu’aucun compromis n’aurait été trouvé entre la Commune, qui voulait les élections municipales parisiennes en mars, et Versailles qui les voulait en avril ? « Pourquoi, le gouvernement bourgeois de Versailles n’a-t-il pas répondu positivement aux revendications bourgeoises de Paris ? Là est la vraie question ! »15. Quant à faire de la Semaine sanglante une « parenthèse temporaire » et « une étape importante dans la constitution d’un Etat libéral », c’est effectivement, pour le moins, « paradoxal ». C’est même tout à fait odieux. Jusqu’à preuve du contraire, la Semaine sanglante a surtout été une « étape importante » dans l’établissement d’une République conservatrice ouvrant la voie à la franche réaction de l’Ordre moral du maréchal Mac-Mahon.

Soucieux de se démarquer des « analyses marxistes »16, assurément dépassées, l’auteur écrit que « contrairement à ce qu’ont espéré un temps les analystes marxistes, les communards dans leur ensemble n’ont pas voulu abolir la propriété. L’idée est plutôt, suivant la fameuse formule de l’affiche du 19 avril 1871, « d’uniformiser le pouvoir et la propriété », c’est-à-dire d’assurer à chacun de quoi vivre dignement ». 17 L’affiche ici évoquée par Quentin Deluermoz est la « Déclaration au Peuple français »18 par laquelle la Commune définit sa nature et ses objectifs. « Sauf que, a justement relevé le philosophe Stathis Kouvélakis, « la fameuse formule » dit tout autre chose : non pas « uniformiser » mais bien « universaliser le pouvoir et la propriété » et cela afin de mettre fin « au servage du prolétariat » »19. La nuance est de taille. « Uniformiser » la propriété est une formule de « partageux », comme on disait alors, qui peut effectivement s’entendre comme l’égalisation des conditions afin « d’assurer à chacun de quoi vivre dignement ». « Universaliser » la propriété, comme se propose de le faire la Commune, c’est, nous allons le voir plus loin, déjà tout autre chose.

Mais revenons d’abord sur l’affirmation selon laquelle « contrairement à ce qu’ont espéré un temps les analystes marxistes, les communards dans leur ensemble n’ont pas voulu abolir la propriété ». Comme l’auteur ne prend pas la peine de citer les « analystes marxistes » en question, reportons-nous à ce qu’a dit Marx du rapport de la Commune à la propriété : « la Commune entendait abolir cette propriété de classe qui fait du travail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l’expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé »20. Il ne s’agit donc pas, pour Marx, d’« abolir la propriété » (laquelle d’ailleurs ? la propriété sociale n’est-elle pas aussi une forme de propriété ?) mais la « propriété de classe » pour « faire de la propriété individuelle une réalité ». Le caractère ou non socialiste de la Commune fait depuis fort longtemps l’objet de débats entre historiens. Mais pour que débat il puisse y avoir, encore faut-il s’entendre sur ses termes, et ne pas faire dire à la Commune et à Marx ce qu’ils ne disent pas.

Deluermoz reproche ensuite à l’auteur de La Guerre civile en France, sans prendre la peine de justifier son propos, de parfois « forcer », c’est-à-dire d’exagérer, « la volonté systématique « d’expropriation des expropriateurs » »21 de la Commune. Cette affirmation relève du débat historique légitime. Elle n’en est pas moins contestable. On l’a vu, la Commune entendait « universaliser la propriété ». Marx dit qu’elle voulait « faire de la propriété individuelle une réalité en transformant les moyens de production (…) en simples instruments d’un travail libre et associé ». Les deux formules renvoient en fait à un même processus de remise en cause et de dépassement de la propriété privée des moyens de production. La Commune encouragea en effet la création d’associations coopératives de production destinées à se substituer progressivement aux entreprises privées. Jacques Rougerie y consacre des pages passionnantes : « Tout repose sur l’association ouvrière coopérative et libre. (…) associations formées, gérées par les syndicats professionnels (…) elles allaient peu à peu s’étendre (grâce à l’aide de la Commune), déposséder sans violence superflue les patrons inutiles. Ne cherchant pas le profit, mais l’attribution égalitaire au producteur de toute la valeur de son produit, travaillant mieux, elles ne pouvaient que l’emporter sur les entreprises patronales qui voudraient subsister. Bientôt les chambres syndicales auraient en main, dans chaque métier, l’ensemble de l’appareil de production collectivisé ; c’est elles qui fédérées (à Paris, nationalement, internationalement, l’exemple serait forcément contagieux) assureraient désormais l’administration des choses. »22

Tel est le mouvement réel, bien qu’embryonnaire du fait de la brièveté de l’expérience communarde, par lequel la « propriété individuelle » a commencé à « s’universaliser », et à devenir « une réalité » sous la Commune. Marx conclut que « si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et un piège ; si elle doit supplanter le système capitaliste ; si les associations coopératives unies règlent la production nationale selon un plan, la prenant ainsi sous leur propre contrôle (…) que serait-ce (…) sinon du communisme (…) ? »23. Encore une fois, on peut ne pas partager l’analyse de Marx. Mais le débat historique sérieux exige qu’on ne s’en tienne pas aux affirmations péremptoires et qu’on lui oppose des arguments. Notons enfin que si certains historiens contemporains affichent leur scepticisme quant à la dynamique socialiste engagée par la Commune, ce n’était le cas d’aucun de ses ennemis. Jules Favre ne déclarait-il pas à l’Assemblée le 21 mars, avant même l’élection et le moindre décret de la Commune, « est-ce que nous ne savons pas que les réquisitions commencent, que les propriétés privées seront violées » ? Jacques Rougerie note malicieusement à ce propos que « souvent, ce sont ses adversaires qui comprennent le mieux, le plus vite, le sens d’une révolution »24. On ne saurait mieux dire25.

La méthode historique utilisée par Quentin Deluermoz pose également question. Ainsi écrit-il à propos de l’œuvre sociale de la Commune : « Le bilan général paraît mince au point que les élus eux-mêmes s’en sont moqués, à l’instar de Frankel, amer, soulignant que le décret sur le travail de nuit des boulangers était au fond la seule mesure véritablement socialiste de la Commune »26. Leo Frankel, militant hongrois de l’Internationale, est élu de la Commune et dirige la commission du Travail et de l’Échange qui propose le fameux décret du 16 avril demandant aux chambres syndicales de recenser les ateliers abandonnés par leurs patrons pour leur « prompte mise en exploitation (…), non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ». Il est également à l’origine du décret du 20 avril supprimant le travail de nuit pour les ouvriers boulangers auquel fait référence Deluermoz. Mais dans quel contexte Frankel a-t-il déclaré que cette interdiction était « le seul décret véritablement socialiste qui ait été rendu par la Commune » ? Il fait cette déclaration lors de la séance de la Commune du 28 avril alors que certains élus, se faisant le relais des patrons boulangers mécontents, remettent en cause le bien-fondé du décret du 20 avril au motif que la Commune n’avait « pas à intervenir dans une question entre patrons et employés »27. Frankel intervient donc pour défendre le décret car, poursuit-il, « aucun n’a aussi complètement le caractère social. Nous sommes ici non pas seulement pour défendre des questions de municipalités, mais pour faire des réformes sociales. Et pour faire ces réformes sociales, devons-nous d’abord consulter les patrons ? Non. (…) Je n’ai accepté d’autre mandat ici que celui de défendre le prolétariat, et, quand une mesure est juste, je l’accepte et je l’exécute sans m’occuper de consulter les patrons. » Contrairement à ce que dit Deluermoz, ce n’est, on le voit, ni par « amertume », ni pour se « moquer » de l’œuvre sociale de la Commune que Frankel fait cette déclaration. Et l’heure n’était d’ailleurs certainement pas pour lui, le 28 avril, à un quelconque « bilan général » de l’œuvre de la Commune ! Décontextualiser une citation pour lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit n’est pas une manière sérieuse et honnête d’écrire l’histoire. Quant au bilan de sa charge de délégué à la commission du Travail, Frankel le fera plus tard : « la Commission du travail avait déjà bien entamé des travaux préliminaires concernant la mise en place de boulangeries et d’ateliers de tailleurs coopératifs, etc., et plus largement en vue d’un passage progressif du mode de production capitaliste à un mode de production coopératif »28. Ce bilan là, il est vrai, ne cadre pas vraiment avec ce que Quentin Deluermoz veut lui faire dire.

L’auteur n’est visiblement pas très familier de la pensée de Marx. Comment expliquer sinon qu’il écrive à son propos : « Dans sa vision hégélienne de l’histoire, la Commune inaugurerait un moment essentiel, celui où les masses travailleuses deviennent actrices de leur propre histoire »29 ? Attribuer au Marx de 1871 – c’est-à-dire à celui qui a théorisé « la conception matérialiste de l’histoire » dès 1845 dans l’Idéologie allemande – une « vision hégélienne de l’histoire » fait tout de même un peu désordre pour un professeur d’histoire contemporaine à l’Université, spécialiste du 19ème siècle de surcroît. Cette méconnaissance se retrouve tout au long de l’ouvrage dès qu’il s’agit de l’auteur du Capital. Par exemple lorsqu’il assure que « La Commune (…) n’est pas sans effet sur Marx : elle intervient dans sa réflexion sur la forme politique à instituer dans le futur – pas forcément dans le sens d’un Etat fort puisqu’il discute aussi des idéaux fédéralistes des leaders communards. »30 « Pas forcément », c’est le moins que l’on puisse dire... Dans une lettre adressée à Ludwig Kugelmann datée du 12 avril 1871, Marx dit au contraire : « si tu relis le dernier chapitre de mon Dix-huit Brumaire, tu verras que j’y exprime l’idée suivante : la prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas, comme cela s’est produit jusqu’ici, faire changer la machinerie bureaucratico-militaire de main, mais la briser. Et c’est la condition préalable de toute véritable révolution populaire sur le continent. C’est bien là d’ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens ». « Briser » la « machine » d’Etat écrit Marx dès 1852 dans le Dix-huit Brumaire. Il le répète, et le précise, en 1871 à la lumière de l’expérience communarde dont il dit que « ce ne fut pas une révolution contre telle ou telle forme de pouvoir d’Etat, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale » mais « une révolution contre l’Etat lui-même, cet avorton surnaturel de la société »31. Comment Quentin Deluermoz peut-il assurer, en 2020, que Marx (en bon hégélien sans doute) en était encore pendant la Commune à se questionner sur l’opportunité d’un « Etat fort » ?

Enfin, l’auteur écrit : « Dans sa célèbre analyse de la Commune La guerre civile en France, Karl Marx (…) reprochait à la Commune de s’être coulée dans l’appareil d’Etat bourgeois et de ne pas l’avoir remplacé »32. Qui a lu La Guerre civile en France sait que Marx n’y « reproche » strictement rien à la Commune, dont il peint au contraire un portrait enthousiaste. D’abord parce que le contexte ne s’y prêtait guère, l’essentiel du texte ayant été écrit pendant la semaine sanglante. Ensuite car il s’agit d’une Adresse de l’AIT (signée de son Conseil général, bien qu’entièrement rédigée par Marx) destinée à réfuter les calomnies déversées par les Versaillais et la presse internationale contre la Commune et les allégations selon lesquelles il s’agirait d’un « complot » de l’Internationale. Il ne découle pas de ce qui précède que Marx n’ait pas eu, non pas des « reproches », « car Marx se montre particulièrement soucieux d’éviter toute posture de donneur de leçons »33, mais des critiques, parfois sévères, à formuler contre la Commune. Sa correspondance en témoigne.

Mais il est tout simplement faux de prétendre que Marx « reprochait à la Commune de s’être coulée dans l’appareil d’Etat bourgeois et de ne pas l’avoir remplacé ». Que dit vraiment l’auteur de La Guerre civile en France ? « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de s’emparer telle qu’elle de la machinerie de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte »34. C’est faire un contre-sens complet d’y lire une critique, même implicite, contre la Commune. La suite du texte ne laisse aucune équivoque à ce sujet. Marx met au contraire au crédit de la Commune d’avoir engagé le processus de destruction de l’Etat : « Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes. La Commune fut composée des conseillers municipaux (…) responsables et révocables à court terme. (…) La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration. (…) Tandis qu’il s’agissait d’amputer les organes purement répressifs de l’ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence envers la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait représenter de façon déformée le peuple au Parlement, le suffrage universel devait servir au peuple, constitué en Communes »35. Plus loin il parle de « l’antagonisme entre la Commune et le pouvoir d’Etat », dit que « la Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’Etat parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement » et assure que « par cet acte unique, elle eût initié la régénération de la France »36. C’est bien sûr le droit de Quentin Deluermoz de ne pas partager l’analyse de Marx. Mais pourquoi lui faire dire le contraire de ce qu’il dit ?

Qu’un tel livre ait bénéficié de l’accueil enthousiaste des grands médias n’a rien pour surprendre. Qu’il se soit trouvé dans le mouvement ouvrier, et jusque parmi les « amis de la Commune », des gens pour le célébrer, voilà qui est bien moins compréhensible.

Emmanuel Brandély

 

1 De la revue l’Histoire sous la plume de Michel Winock (n° 476, octobre 2020) à la revue du NPA l’Anticapitaliste (n°123, février 2020), en passant par Le Monde, Libération, Télérama, France Culture...

2 Il a, par exemple, contribué au volumineux livre coordonné par Michel Cordillot (La Commune de Paris, 1871, les acteurs, l’événement, les lieux, Les éditions de l’atelier, 2021), au numéro spécial consacré à la Commune publié par L’Histoire, ou à celui publié par l’Humanité.

3 « Quentin Deluermoz fait partie de cette génération originale d'historienEs (sic) de moins de 50 ans, plutôt marqués à gauche » Camille Nashorn dans l’Anticapitaliste (n°123, février 2020). Il est vrai qu’il dénonce le « néolibéralisme » dans la conclusion de son livre et qu’il est l’un des signataires de l’appel « Faisons vivre la Commune ! », paru pour célébrer le 150ème anniversaire, dans lequel on peut lire : « les soussigné.e.s se revendiquent défenseurs du souvenir de La Commune comme expérience et moment unique d’émancipation sociale et politique, notamment par l’affirmation du rôle des femmes et la dimension internationaliste de cet épisode révolutionnaire. ».

4 Page 10

5 Notamment grâce à l’action du Comité Central de la garde nationale, alors en cours de constitution, qui réussit à contenir et raisonner les bataillons qui voulaient en découdre avec les Prussiens en avertissant par affiche : « Citoyens, toute agression serait le renversement de la République ».

6 Introduction à l’édition allemande de 1891 de La Guerre civile en France.

7 Paris libre, 1871, Le Seuil, 1971 (réédité en 2004), page 102.

8 Page 60

9 Le « pacte de Bordeaux » imposé par Thiers le 10 mars instaure un statu quo institutionnel reportant la discussion sur la nature définitive du nouveau régime : « Légitimistes, orléanistes, bonapartistes, divisés sur le nom du monarque avaient accepté un compromis imaginé par M. Thiers, part égale au pouvoir, ce que l’on appela le pacte de Bordeaux. D’ailleurs, contre Paris, il ne pouvait y avoir de division. » (Lissagaray)

10 Dans son article « La République fut-elle sauvée par la Commune ? » (La Commune de Paris, 1871, les acteurs, l’événement, les lieux, Les éditions de l’atelier, 2021).

11 A ce propos, l’auteur écrit que « la Commune a proposé très tôt à Garibaldi de devenir commandant en chef de la garde nationale. » (p.40). C’est en fait la Fédération de la garde nationale (qui s’est justement constituée pour élire elle-même ses chefs !), et non la Commune, qui, le 15 mars, désigna par acclamation Garibaldi général en chef de la garde nationale.

12 Cf. l’article de Michel Becquembois, « Macron, une certaine idée de Versailles », Libération, 10 mai 2018.

13 Pages 147 et 148

14 Page 245

15 Article de César Corte (Stéphane Just) « La Commune, le Front unique et les libertés », La Vérité n°552, mai 1971.

16 Il évoque de manière récurrente dans son livre et ses articles « la fin des grands paradigmes » et le « reflux des analyses marxistes ». Et reproche par ailleurs à Marx « une vision parfois abstraite » de la Commune au prétexte qu’il ne cite pas… les noms des rues de Paris dans La Guerre civile en France !

17 Page 170

18 Cette déclaration du 19 avril a été votée à l’unanimité moins une voix. Le philosophe Stathis Kouvélakis a rectifié l’affirmation de Deluermoz selon laquelle le proudhonien Pierre Denis serait « l’auteur », ou le principal rédacteur, de la Déclaration-programme de la Commune du 19 avril en rappelant que Vallès et surtout Delescluze en sont les principaux rédacteurs. Voir sa passionnante présentation de la réédition des textes de Marx et Engels Sur la Commune de Paris (éditions sociales, 2021) à laquelle j’emprunte plusieurs éléments dans ce paragraphe.

19 Voir son introduction (p.65) à Sur la Commune de Paris (éditions sociales, 2021).

20La Guerre civile en France, p.180-181 de l’édition Sur la Commune de Paris (éditions sociales, 2021).

21 Page 300.

22 Paris libre, 1871, Le Seuil, 1971 réédité en 2004, page 187. On se reportera utilement à ce remarquable ouvrage et en particulier au chapitre intitulé « La Commune gouvernement socialiste » pour mesurer à quel point la dynamique de remise en cause de la propriété privée était un processus engagé sous la Commune.

23 La Guerre civile en France, p.180-181 de l’édition Sur la Commune de Paris (éditions sociales, 2021).

24 Paris libre, 1871, Le Seuil, 1971 réédité en 2004, page 123.

25 Ajoutons seulement, avec Gérard Bloch : « il est de fait qu’à l’époque personne n’a contesté ses conclusions (celles de Marx), personne n’a contesté que la Commune fut essentiellement « un gouvernement de la classe ouvrière ». La Guerre civile en France apparut à tous les contemporains (…) comme l’expression exacte de sa signification historique. Les membres de la Commune de toute tendance qui parvinrent à Londres en juillet ou août 1871 tinrent à honneur d’apposer leur signature au bas de La Guerre civile… à la suite de celles de ceux qui étaient membres du Conseil général au moment de son adoption. » (La Vérité, « Marx et la Commune », n°552, mai 1971).

26 Page 172.

27 Voir Julien Chuzeville, Léo Frankel, communard sans frontières, Libertalia, 2021, p. 59 et 60.

28 Texte de 1889 cité dans Julien Chuzeville, Léo Frankel, communard sans frontières, Libertalia, 2021, p. 56.

29 Page 301.

30 Page 275.

31 Premier essai de rédaction de La Guerre civile en France, publié dans Sur la Commune de Paris (éditions sociales, p. 209)

32 Page 216. L’auteur écrit aussi, et la contradiction est imputée à Marx, qu’il « louait dans le même temps la mise en œuvre de ce qui aurait été une République frugale et un Etat maigre, adapté à la liberté d’agir des individus. »

33 Stathis Kouvélakis, introduction à Sur la Commune de Paris (éditions sociales, p. 82)

34 La Guerre civile en France, dans Sur la Commune de Paris (éditions sociales, p.174). L’année suivante, dans la préface de la réédition de 1872 du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels écrivent encore : « La Commune, notamment, a fourni la preuve que la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre possession de la machine politique existante et la mettre en marche pour la réalisation de ses propres buts. »

35 La Guerre civile en France, dans Sur la Commune de Paris (éditions sociales, p.177-178)

36 La Guerre civile en France, dans Sur la Commune de Paris (éditions sociales, p.179)

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