Pierre Goldman, Joan Baez et la gauche divine. Comment passer de la célébration des héros à celle des victimes
Joan Baez et Pierre Goldman, et le moment du retournement de la gauche divine
La « gauche divine », c’est ainsi que le peintre Salvador Dali (franquiste revendiqué par ailleurs) surnommait la clique de parasites mondains qui l’entourait à Cadaquès dans les années 1950, préfiguration de la faune avant-gardiste de la Factory de Warhol à New York.
Ni Joan Baez ni Pierre Goldman ne peuvent assurément être assimilé à cela. Culturellement parlant, il sont loin de toute avant-garde. Ils n’ont d’ailleurs guère de rapport entre eux ; mais ce sont de bon sismographes des ondes de l’opinion dominante d’une part importante de la bourgeoisie internationale occidentale ou occidentalisée, celle qui vote et fait voter à gauche.
L’anecdote principale de leurs vies politiques respectives se produit à peu près en même temps : le voyage à Hanoï pour l’une, l’arrestation et les deux procès d’assise pour l’autre, entre 1970 et 1976. Cette époque, c’est l’époque de la libération de Saïgon, de l’affaire du Watergate, et de l’agonie du gaullisme en France. C’est l’époque où, né en 1958, mes idées politiques se sont cristallisées, entre l'âge de douze et quinze ans. Sous une forme affective et mythologique comme c’est souvent le cas chez les adolescents, sous une forme qui chez la plupart plus qu’à prendre conscience sert à vacciner par la suite contre la conscience.
Et ils sont représentatifs dans des rôles différents, de l’engagement des « stars », de son utilité et de ses limites.
Je ne connais d’ailleurs pas leurs vies de manière poussée, je me réfère à des sources pour le moins superficielles et suspectes, un « Faite entrer l’accusé » plutôt hostile sur le militant d’extrême gauche inculpé d’un crime odieux, condamné, acquitté, puis assassiné, et un bio-documentaire hagiographique d’Arte sur la chanteuse folk américaine engagée dans la lutte pour la paix et pour les droits civiques, après être devenue soudain à vingt ans une star mondiale, en 1960.
Mais ce qui compte vraiment c’est moins ce qu’ont réellement fait et pensé les gens qui apparaissent dans le spectacle à divers titres que leur réputation. Et c’est de cette réputation qu’il faut parler pour comprendre vraiment leur importance et leur signification dans ce spectacle.
On peut observer aussi une grande hétérogénéité entre les deux cas :
Il y a l’artiste américaine à la voix cristalline, guitariste virtuose, au succès commercial prodigieux, incontestablement géniale dans son genre et dont les engagements ont été concrets et physiques dans les années 1960, qui affronta aux cotés de Martin Luther King, les nervis du Klan, puis engagée contre la guerre du Viet-Nam jusqu’au point de se retrouver à Hanoï sous les bombes de son propre pays en 1972. Bouclier humain s’exposant aux bombes, elle anticipe l'action héroïque des Yougoslaves, en 1999 qui protégeaient les ponts de Belgrade des attaques de l'OTAN en manifestant dessus. Pour avoir un aperçu de son talent de chanteuse engagée, suivre le lien : North contry blues
Et il y a l’obscur militant d’extrême gauche parisien dont la célébrité soudaine n’a pas du tout tenu à ses engagements politiques, pourtant réels aussi, puisqu’il avait fait le voyage d’Amérique latine pour s’enrôler au Venezuela dans la guérilla de Douglas Bravo, mais à son rôle supposé dans l’assassinat de deux pharmaciennes un soir d’hiver en 1970, près de la Bastille à Paris, ou à la supposée machination judiciaire dont il aurait au contraire été la victime, pour l’en faire accuser.
A l’époque, Pierre Goldman dérivait dans la délinquance, et il a reconnu avoir participé dans ces jours de décembre à des braquages à main armée, ce qui suffit pour le disqualifier politiquement car ils sont purement crapuleux, nullement liés à une quelconque lutte politique armée. Mais pas celui-là, crime moralement inexpiable qu’il a toujours nié avoir commis, et dont l’aveu aurait ruiné son image romantisée à ses propres yeux et aux yeux des autres. Il est alors coopté dans la gauche des acteurs célèbres et des grands avocats pour avoir écrit en prison un récit autobiographique qui a rencontré un grand succès parmi les lecteurs du Libération première manière : « Souvenirs obscurs d’un juif polonais, né en France ».
En réalité, il semble bien que si ces catégories identitaires ont le moindre sens Pierre Goldman n’ait été véritablement ni juif, ni polonais, ni communiste, contrairement à ce qu’il aurait voulu, mais qu’il soit devenu par sa mésaventure tragique un ressortissant, épique et marginal, du Quartier Latin où la gauche divine tenait sa cour.
Il y avait une gauche intellectuelle incluant des célébrités, en action ces années-là des deux cotés de l’Atlantique , dont le bilan peut sembler maigre avec le recul, mais qui n’est pas insignifiant, en tout cas pas aux États-Unis. Le général Giap, qui commandait les forces vietnamiennes dans la guerre contre les États-Unis (guerre officiellement menée de 1964 à 1973) a déclaré que le mouvement anti-guerre sur le sol américain a joué dans la défaite de l’impérialisme un rôle irremplaçable, et dans ce mouvement les stars qui ont participé ont joué un rôle majeur. Sans des gens comme Joan Baez qui ont risqué leur réputation, les combattants vietnamiens auraient fini par être mécaniquement écrasés par la machine militaire des États-Unis, cent fois supérieure, dont le mouvement pacifiste a rendu l’utilisation impossible à l’échelle nécessaire en ruinant le consentement populaire à la guerre.
Après 1972, Joan Baez s’est éloignée de la politique. Son voyage à Hanoï semble lui avoir fait le même effet que l’excursion de la philosophe Simone Weil à Barcelone, en 1936, qui partie révolutionnaire intraitable au point d’en être ridicule, revint de la scène de la révolution réelle transformée en mystique désabusée. Très rapidement en effet, la chanteuse de protest song s’est impliquée à contre courant de ses premiers choix dans des engagements douteux mais consensuels et approuvés par les grands médias, aux prétextes de l’éthique, de la non-violence et des droits de l’homme.
Quant à Pierre Goldman, une fois libéré de prison en 1976, après son acquittement obtenu grâce à ses soutiens mondains à son deuxième procès, et recyclé comme journaliste à Libération, il a terminé sa vie en gauchiste encore fidèle à lui même et en décalage avec le recentrage rapide du milieu qui l’avait soutenu et qui s'était mobilisé pour lui.
Tous ceux que nous haïssons à bon droit, les transfuges soixante-huitards sont là, dans son comité de soutien. Ils se mobilisent une dernière fois pour son enterrement, en 1979. Il se mobilisent pour lui parce qu’ils savent bien que Pierre Goldman, avec toute sa douleur existentielle, est inoffensif. Et un Goldman chasse l’autre, Jean Jacques, le chanteur mélodramatique des causes humanitaires aux mélodies banales se substitue à l’image de son frère qui cherchait la bagarre avec les néo-nazis d'Occident, les futurs ministres de Sarkozy, dans les rues du quartier Latin des années 1960.
Les trajectoires de ces personnalités permettent de retracer la poussée réactionnaire de l’idéologie des droits de l’homme dans l’intelligentsia occidentale au tournant 1975 - 1980. Joan Baez comme un sujet porteur de cette idéologie qui cesse de s’engager contre les crimes impérialistes perpétrés par son propre pays et qui soutient les « dissidents » chez les ennemis de son pays, Pierre Goldman, comme objet de la sollicitude à double fond des premiers, objet choisi pour son parcours anti-exemplaire, individualiste, romantique et nihiliste.
Pierre Goldman a été placé au centre d’une sorte de remake artificiel de l’Affaire Dreyfus, à titre non pas de héros comme il aurait voulu, mais de victime. Il ne s’agit pas comme dans le cas presque contemporain du militant américain Mumia Abu Jamal, toujours prisonnier à l'heure qu’il est après trente années dans couloir de la mort, d’un procès criminel monté pour discréditer et/ou éliminer un militant repéré comme potentiellement dangereux, suivant la théorie et la pratique estampillée CIA d’éliminer dans l'œuf tous les Lénine et les Fidel potentiels quand ils sont encore jeunes et inconnus. Il s’agit presque du contraire : défendre, en lui faisant la publicité maximale, une figure controversée dont l’innocence est improbable au yeux du public prolétarien. Si les révolutionnaires sont accusés d’abattre des femmes travailleuses sans défense, et sont acquittés au bénéfice du doute et grâce à la virtuosité de leurs avocats (des avocats chers, qui travaillent pourtant dans ce cas à titre gracieux) ils ne vont pas avoir beaucoup d’influence morale sur la société ! Alain Krivine ne suffira pas, comme témoin de moralité. D’ailleurs ce micro-politicien chouchouté par les médias depuis un demi siècle, depuis sa candidature aux élections présidentielles de 1969 se garde bien de se mouiller sur la question de l’innocence de son camarade, dans le documentaire précité. Avec de tels amis, pas besoin d’ennemis.
Pierre Goldman au moment de son arrestation en 1970 est un militant notoire, qui participe aux bagarres avec l'extrême droite et joue un rôle dans la protection des groupes gauchistes du Quartier Latin à l'époque, après un passage obligé à l'Union des Étudiants Communistes que le PCF a pendant ces années-là toutes les peines du monde à garder dans la ligne, mais il n’est pas une figure très importante pour ses activités militantes. Il n'importe sans doute à personne d'éliminer Pierre Goldman pour ses actions politiques, lui qui pourtant finira assassiné.
Il fait donc son apparition dans l’histoire dont il est le principal acteur dans le rôle de la victime innocente d’un préjugé mortel contre les jeunes gauchistes, dont les jeunes gauchistes se plaisent d'être l'objet, et qui est il faut l'admettre fortement relayé dans la presse populaire conservatrice de l’époque, et sans doute bien que ce soit implicite, comme une nouvelle victime de l’antisémitisme, rejouant hors contexte les conditions de la Seconde Guerre Mondiale. Cette double victimisation dans l’intelligentsia fait complètement passer à l’as la question de savoir : si ce n’est pas Goldman qui a tué les deux pharmaciennes, alors qui ? Question qui n’est pas loin d’être la principale chez les hommes (et les femmes) sans qualité que nous sommes tous.
Il joue son rôle dans cette transition historiographique et historique de la figure du héros à celle de la victime. En ce sens il fera son entrée dans l’histoire, alors qu’il aurait sombré dans l’oubli avec des milliers d’autres militants sacrifiés dans la jungle, s’il était tombé en Amérique latine, l’année précédant le crime dont il a été accusé. Sa biographie réelle semble l’acculer à ce destin, car c’est explicitement un homme qui vit dans le récit épique de la gauche de la génération précédente, un homme qui rêve de prendre part à des guerres et à des révolutions qui sont déjà terminées. Il est typique de la gauche éternelle dans son idéologie fondatrice du toujours trop tard et toujours trop peu, celle qui dès qu’elle apparaît, à Paris en 1848, veut non pas agir mais rejouer des actions passées. Les révolutionnaires de la première génération de la gauche politique consciente de cette identité veulent rejouer 1789, et Pierre Goldman en 1965 veut rejouer la résistance communiste à laquelle appartenaient ses parents. Il n’est pas du tout conscient du fait que s’il veut vraiment se mettre au service de cette cause, en 1970 il ferait mieux de retourner en vivre Pologne, ou s'il cherche un État fondé par d'ancien résistants de France, en RDA.
Quand les gens ont des projets idiots et puérils, c’est souvent qu’ils ont des projets secrets, parfois secrets à leur propre conscience qui sont loin d’être idiots mais qui sont inavouables.
Joan Baez, elle, ne faisait rien à son insu. Elle note quelque peu cyniquement, dans le documentaire à elle consacré, que ce sont tout compte fait ses disques militants qui se sont le mieux vendus, et de très loin. On peut dater son recentrage idéologique immédiatement de la fin de la guerre du Viet Nam, qui se clôt pour les Américains en 1973. Ces années-là a lieu le chant du cygne de la gauche américaine des années 60. La fin du service militaire a supprimé d’un coup le ressort concret et la légitimité du mouvement qui s’est développé à l’écart de la classe ouvrière. Un mouvement social est légitime lorsqu’il défend des intérêts concrets, et quoi de plus concret que ne pas être tué à vingt ans pour rien, dans la boue d’un pays lointain, pour une guerre d’agression illégitime contre un autre peuple ? Mais à la paix, la contestation cesse d’un coup d’être légitime, d’être populaire et d’être porteuse dans le public américain ; et certains qui ont acquis le savoir faire du militantisme dans le spectacle vont continuer, mais en changeant de camp.
Lorsque JB réapparaît pour défendre des causes, ce sera des causes inverses de celles où elle a pris des risques quand elle était jeune: celle des réfugiés fuyant le communisme en Indochine, celle des dissidents bourgeois tchécoslovaques, et cela en fait une des pionnières du droit-de-l'hommisme occidental qui prétend mettre les principes humanitaires au dessus de la politique. Le retournement est tellement brutal qu’il faut faire l’hypothèse qu’elle aurait subi des pressions directes, et qu’elle y aurait cédé.
Sans entrer dans une critique de fond de la sphère humanitaire, ce qui frappe dans les causes qui sont successivement bénéficiaires de la générosité du public et des médias, c’est leur instrumentalisation par l’impérialisme. C’est aussi leur caractère à géométrie variable. Joan intervient pour défendre les boat people (c’est à dire les fugitifs anti-communistes vietnamiens), mais elle est totalement absente dans la solidarité avec les peuples de l’isthme américain à l’époque Reagan, auxquels les États-Unis infligent une guerre sale qui causera au moins cent mille morts au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala, plusieurs centaines de milliers non loin de là en Colombie et qui vaut bien par sa cruauté celle menée par la France puis par les États-Unis pendant 29 ans contre le Viet Nam.
Présente à Sarajevo, dans des actions bien scénarisées pour toucher l’opinion béate qui applaudit la destruction de la Yougoslavie sans rien vouloir comprendre à ce crime, elle n’a aucune réaction pour le génocide rwandais contemporain (ou bien sa réaction, si elle en eut une, n’eut aucun écho - il est vrai qu'elle n'est pas la seule célébrité aux abonnés absents à ce moment là). En 1989, elle est présente à Bratislava où il ne se passe rien du registre de la défense des fameux droits de l'homme, et non à Panama où les troupes envoyées par son pays assassinent 4000 personnes en quelques jours.
Son retournement idéologique est clair, et il est manifesté symboliquement par son grand succès musical de l’année 1975, son interprétation de la ballade à tonalité sudiste The day they took old Dixie down, ce qui signifie : « le jour où ils abattirent le Vieux Sud », à contre-sens totalement de ses engagements avec le mouvement noir américain ; certes il ne s’agit que d’une chanson qui évoque des événements qui se sont passés plus d’un siècle auparavant, mais c’est une chanson qui place aux rangs de victimes les confédérés esclavagistes de la Guerre de Sécession, interprétée d'ailleurs avec une sorte de gaîté niaise qui ne correspond pas au sujet. Au fond, le seul point commun entre la JB d’après et celle d’avant c’est l’exaltation romantique de la révolte et des perdants, sauf qu’après Old Dixie, on comprend que la révolte est devenue un style ou une posture, que peut adopter n’importe quel fasciste ou n’importe quel criminel, sur le modèle de la série des films Rambo. Comme dans les chansons de Dylan qui dans les années 1970 célèbrent des mafieux, ou ce boxeur, le personnage de la chanson Hurricane, qui aurait pu devenir champion du monde, une sorte de Goldman noir américain et qui n’est justement pas Mohammed Ali ; cette exaltation de la posture du rebelle sans cause, ou plus exactement, sans prêter la moindre attention à sa cause, est devenue le credo de la nouvelle gauche divine.
A la même époque, Joan évoque dans sa chanson à succès Diamonds and Rust la figure de son ex-compagnon Bob Dylan, compositeur et parolier de ses grands succès engagés des années 1960, qu’elle représente d’une manière totalement mythifiée, et mystificatrice ; elle y raconte un Dylan mythomane devenu multimillionnaire en droit d’auteur qui l’aurait appelée du fin fond d’une cabine téléphonique perdue dans le Midwest comme un vagabond rimbaldien, comme un fantôme surgi du passé. Ce vagabond dont il jouait le rôle mais qu’il n’était déjà pas à vingt ans, quand Joan a lancé sa carrière. Ces stars écrivent des chansons, mais aussi leur vie imaginaire à l'intention de leurs fans.
Le retournement idéologique des stars n’est pas franc, contrairement à la foule d’exemple d’ancien étudiants de gauche devenus plus tard des réactionnaires fieffés, car il veut nier le sens de la rupture ; ce ne sont pas eux qui ont changé, c’est la cause qui les a trahi ! Il est essentiel que le bénéfice esthétique et moral de la participation aux épopées de la gauche historique (la Guerre d’Espagne, la Résistance, le mouvement des droits civiques, et même la Révolution d’Octobre, dans le cas des trotskystes) continue, en sorte que la gauche reste la gauche comme support d’identification mythique pour enrôler les nouveaux adolescents sans rien sur la lèvre supérieure (on reconnaîtra nos jeunes contemporains soi-disant « antifa »).
La gauche est dégradée par la pensée post-moderne du rang d’expression de la conscience scientifique de la réalité historique en « grand récit » mythologique, mais il faut pourtant continuer à y faire croire, à ce récit. Au prix de distorsions, comme lorsqu’on voit Villani, ministre de Macron réhabiliter Maurice Audin qui n'a pas mérité cet hommage compromettant. On peut légitimement présumer que dans une France socialiste uchronique des années 50 le vrai Maurice Audin n’aurait pas hésité une seconde à faire emprisonner tous les macronistes, y compris Villani !
Il faut que l’histoire de la lutte des prolétaires du passé se retourne contre ceux de maintenant.
Joan Baez, qui fut d'abord une femme courageuse et intelligente, rentrera dans le rang et gérera avec succès son propre passé, et son rôle d’icône bien-pensante des sixties sortie périodiquement de la naphtaline. Pierre Goldman, gadget de l’engagement de pacotille de la Rive Gauche sera, quant à lui, assassiné. Probablement dit-on laissé en pâture à un groupe de policiers fascistes. Ou pour d’autres raison, peut être comme Gérard Lébovici, pour avoir affronté enfin les contradictions du réel. On dit aussi qu’il serait une victime collatérale de la guerre sale du GAL menée par les socialistes espagnols contre l’ETA.
Mais sa mort ne suffit pas, elle ne lui donne pas d’importance historique, parce que, finalement, c’est un martyr dont personne n’est venu réclamer le corps.
Pour finir, je voudrais dire à quels deux moments j’ai pris conscience plus tard (trop tard) et violemment du caractère ignoblement hypocrite de l’idéologie humanitaire : quand en avril 1994, en plein campagne boursoufflée de bons sentiments de la vingt-cinquième heure pour le « devoir de mémoire » de la Shoah au cinquantième anniversaire de la libération d'Auschwitz, le génocide du Rwanda éclate et s’accomplit en trois mois dans un silence assourdissant de toutes les belles âmes et de toutes les stars engagées dans l’humanitaire sans causer aucune espèce de réaction morale, comme s’il se situait sur une autre planète; et puis en juin 1999, quand l’OTAN bombarde la Serbie pendant trois mois, soi-disant pour empêcher un génocide, en réalité en espérant le provoquer, car faisant tout ce qu'il faut pour en créer les conditions au sol où elle n'envoie pas un seul soldat pour protéger les Kosovars soi-disant en péril mortel imminent !
Avant ces deux chocs qui m’ont réveillé en sursaut de mon sommeil éclectique, j’avais comme beaucoup d’autres dérivé assez loin dans le post-communisme qui reprochait stupidement aux pays du socialisme réel d’interdire à la droite de se présenter aux élections et de mettre les activistes contre-révolutionnaires et les agents de l’impérialisme en prison, c’est à dire à leur place.
Ceux qui protestaient vraiment contre les crimes politiques du capital, qu'ils aient été perpétrés à Auschwitz, à Hiroshima, ou à Saïgon n’avaient à l’époque pas d’autre choix éthique que de s’aligner dans la bataille avec ceux qui combattaient vraiment le capital, les pays du camp socialiste et les partis qui le soutenaient, et les gardiens du temple des droits de l'homme scrupuleusement assis sur leurs textes sacrés montraient alors peu d’intelligence, peu de courage et beaucoup de faiblesse.
GQ, 22 avril 2020, relu le 18 octobre 2024
PS (24 avril 2020) :
Il y a un autre rapport entre ces deux figures : elles symbolisent le moment où la gauche militante s'affiche comme indulgente envers les délinquants et même les criminels, au grand détriment de sa crédibilité dans les classes populaires, à une époque où la société de consommation modifie complètement leur perception de la question : voleurs, agresseurs, meurtriers, cessent s'ils l'ont jamais été d'être ces sortes de primitifs de la révolte qui se fondent dans les masses dont ils jouissent de la sympathie, décrits par Hobsbawm dans son livre "Bandits", pour devenir les harceleurs des classes populaires et de leurs fragiles possessions difficilement réunies. Joan Baez, qui ne prenait pas de drogue au grand scandale de son milieu professionnel n'est pas la plus laxiste, mais une bonne partie de son répertoire reprend le folklore traditionnel du bandit d'honneur, qui joue son rôle dans la mythification des délinquants.
Quant à Goldman, c'est sans doute pour l'opinion populaire une figure ambigüe de trop au passif de la gauche soixante-huitarde.
Ce n'est pas donc un hasard si l'extrême droite commence à obtenir des résultats électoraux peu de temps après le moment évoqué par leur rencontre fortuite sur ma table de dissection.