Karl Marx naissait il y a 200 ans. Peu de penseurs ont autant influencé l’histoire que lui. Sa critique aiguë et radicale du capitalisme est aujourd’hui toujours actuelle : crises économiques, exploitation, les caractéristiques de l’état, la lutte des classes, le rôle de la classe ouvrière, la pensée écologiste, …i
1. Crise économique
La crise financière de 2008 a eu des effets dévastateurs. La crise a creusé des gouffres dans les finances publiques et a coûté 20 % du pib aux pays de l’euro zone.ii Pour sauver les banques, les autorités nationales du monde entier ont libéré presque 9.000 milliards de dollars, soit l’équivalent de 65 ans d’aide au développement.iii
Cette grande récession a provoqué l’effondrement de tout le système financier. Le comble est que les économistes bourgeois ne l’ont même pas vu venir. Mais cela n’est pas étonnant car l’économie bourgeoise n’a tout simplement pas de théorie de la crise. Pour expliquer une crise économique, on a recours à des explications superficielles et psychologiques comme « des comportements irresponsables » ou « mauvaise évaluation » des acteurs économiques, «comportement irrationnel» des investisseurs ou «mauvaise communication» de la part des politiciens. Au mieux, on parle de « règles du jeu imparfaites ». Il n’y a pas d’analyse profonde, structurelle.
Pour Marx par contre, l’étude des crises est un élément essentiel de sa théorie. Pour lui, la crise n’est pas un phénomène dû au hasard ou à la cupidité. Au contraire, la crise fait partie de l’ADN du capitalisme. Elle fait partie intégrante de sa propre logique. « La limitation de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. »iv Marx constatait que régulièrement le moteur du capitalisme tombait en panne. A ce moment-là une partie de l’appareil de production est détruit. Les crises « détruisent non seulement une grande partie des marchandises produites mais aussi les forces productives déjà développées. »v
Marx a été le premier économiste à expliquer pourquoi le capitalisme était régulièrement confronté à des crises. En quelques mots voici son explication. Les salariés produisent plus que ce qu’ils peuvent acheter avec leur salaire. Ou en d’autres termes, ils gagnent moins que la valeur qu’ils produisent par leur travail. (voir le point deux) Comme la production est plus importante que ce qui peut être consommé, une partie de la production ne peut être vendue. « Finalement, toutes les crises sont causées par la pauvreté et la limitation du pouvoir d’achat des masses face à la pression de la production capitaliste de développer les forces productives comme si les limites n’étaient définies que par la force de consommation absolue de la société. »vi
De cette manière il se crée régulièrement un court-circuit entre la production et la consommation. Pendant la crise, ce court-circuit est supprimé. C’est une cure périodique d’assainissement, une purge dont le capital a besoin pour survivre. La crise est « une destruction violente de capital, pas à cause de relations externes mais comme une condition de survie. »vii La purge est brutale. A tous les coups, c’est la population des travailleurs qui endossera les frais de la crise. «Là où la société ne contraint pas le capital à tenir compte de la santé et de la durée de vie des travailleurs, il ne s’en préoccupe absolument pas. »viii La crise de 2008 a précipité dans l’extrême pauvreté 64 millions de personnes dans le monde. Pour Oxfam, il faudra de 10 à 25 ans pour que la pauvreté retrouve le niveau d’avant le crash.ix
Lors d’une crise on parle de surproduction, mais c’est considéré du point de vue du capital. En réalité, il s’agit de sous-consommation parce que, pour une grande partie de la population, beaucoup de besoins vitaux essentiels ne sont pas satisfaits malgré tout ce qui est produit. « Il n’y a pas de surproduction de biens de nécessité vitale pour la population, au contraire même. Il y a trop peu de production pour satisfaire dignement et humainement les désirs des masses. »x Voyez les longues listes d’attente pour obtenir un logement social, une place en crèche, des soins pour les handicapés et les personnes âgées. Et nous ne parlons même pas encore des défis énormes posés pour la production d’énergie verte.
Quelles sont les recettes pour s’attaquer à une crise économique ? Comment l’élite économique surmonte-t-elle les récessions périodiques ? « D’une part par la destruction contrainte d’une masse de forces productives. D’autre part par la conquête de nouveaux marchés, et par l’exploitation plus profonde encore des marchés anciens. »xi De nouveau, la dernière crise en est une belle illustration. Après 2008, les multinationales perdaient de par le monde 2.000 milliards de dollars de capacité de production et, au total, au moins 20 millions de jobs étaient détruits.xii Après 2008, et dans tous les pays capitalistes, les salaires étaient sérieusement rabotés. « Les crises offrent aussi des possibilités intéressantes. Nous pouvons obtenir des choses qui seraient impossibles sans elles. » disait Wolfgang Schäube, le ministre allemand des finances à l’apogée de la crise en Europe.xiii
Une autre tentative de sortir des crises récurrentes est le « doping financier » du système. Quand les attentes de profit dans la sphère de production sont faibles, le capitaliste a recours au secteur financier. « La spéculation se produit régulièrement dans des périodes où la surproduction est déclenchée pleinement. Elle prévoit des possibilités d’écoulement pour la surproduction. »xiv Après la crise de ‘73 nous sommes le témoin d’une véritable explosion financière. En 1980 les actifs financiers sont bons pour 120% du pib dans le monde entier. En 2014 c’est 370%, soit trois fois plus.xv Le marché dérivé représente aujourd’hui plus de 630.000 milliards de dollars,xvi cela revient à presque 90.000 dollars par personne sur la planète. Peu avant la crise de 2008 plus de 40% des bénéfices des grandes entreprises provenaient de la spéculation.xvii
Au sein de l’élite économique se niche une couche supérieure financière qui parasite le reste de l’économie. « Cela reproduit une nouvelle aristocratie financière, une nouvelle variété de parasites sous la forme de promoteurs, de spéculateurs et de CEO. C’est tout un système d’escroquerie et de tromperie au moyen de promotions, d’émission d’actions et de spéculation boursière. »xviii
Les tentatives de sortie de crise permettent un soulagement temporaire mais ne résolvent fondamentalement pas le problème, au contraire. Les contradictions à l’intérieur du capitalisme « sont en permanence surmontées mais aussi constamment ressuscitées ».xix « La production capitaliste tente sans arrêt de surmonter ses propres limites internes, mais elle les surmonte uniquement grâce à des moyens qui placent les limitations à une échelle encore plus grande. »xx On profite des crises pour baisser les salaires pour que les bénéfices puissent encore augmenter. Mais ceci est précisément la recette pour un futur court-circuit entre production et consommation.
Le dopage financier ne fait qu’aggraver le mal. « Cela ouvre provisoirement de nouvelles possibilités d’écoulement pour la surproduction, alors que c’est justement pour cette raison que l’arrivée de la crise est accélérée et que sa force en est amplifiée. »xxi La taille et la puissance des groupes financiers, et l’impact qu’ils ont sur la sphère de production, sont devenus tels qu’ils sont capables aujourd’hui de déstabiliser l’économie mondiale. C’est ce qui est arrivé en 1929, avec le crash de Wallstreet et en 2008 avec la crise financière. Depuis la financiarisation de l’économie en 1973 le lien avec l’économie réelle s’est perdu. Une gigantesque bulle financière est apparue qui peut éclater tôt ou tard, et qui éclate d’ailleurs régulièrement. Depuis les années 80, tous les deux ou trois ans, il y a une crise boursière, une crise banquière, un crash financier ou une crise d’endettement. Ces crises financières n’existent pas par elles-mêmes, elles sont la conséquence de la surproduction. « La crise elle-même éclate d’abord dans le domaine de la spéculation, ce n’est que plus tard qu’elle touche la production. Ce qui, pour l’observateur superficiel est la cause de la crise, n’est pas la surproduction mais l’excès de spéculation. Mais la spéculation elle-même n’est qu’un symptôme de la surproduction. » xxii
Sur quoi cela débouche-t-il ? « A la préparation de crises encore plus importantes et violentes. »xxiii Les crises des dernières décennies deviennent effectivement toujours plus profondes et elles ne sont pas nécessairement suivies de rétablissement ou de périodes de haute conjoncture. S’il y a quand même une période de haute conjoncture, elle est souvent de courte durée et elle est surtout causée par du « dopage financier » : des dettes ou de la spéculation. Désormais les crises ne sont plus des événements isolés qui reviennent à quelques années d’intervalle, elles ont un caractère quasi permanent.
2. L’exploitation du travail
Des fortunes fabuleuses d’un côté, de la misère sourde de l’autre. D’où cela vient-il, et ces deux phénomènes sont-ils liés ? Pendant une grande partie de sa vie, Marx a cherché une réponse à ces questions. Il était à la recherche du « fondement caché de la construction socio-économique »xxiv responsable aussi bien de gigantesques richesses que du fossé entre riches et pauvres. « Ce n’est qu’en connaissant les lois économiques qu’on peut comprendre le lien intime entre la faim de la plus grande partie de la population travailleuse et la consommation brute ou raffinée, démesurée, des riches basée sur l’accumulation capitaliste. »xxv
Après de longues études il a développé la théorie de la plus-value et de l’exploitation. « Le mobile et le but dominant du processus de production capitaliste est avant tout une auto-expansion du capital la plus grande possible, ce qui signifie l’exploitation la plus grande possible de la force du travail par le capitaliste. »xxvi
Le clou de l’affaire est que chaque travailleur produit plus de valeur que le salaire qu’il reçoit en échange. C’est aussi la condition pour que le capitaliste soit disposé à engager des gens. Supposons, par exemple, qu’un travailleur produise une valeur de 25€ (des biens ou des services). Son salaire sera de 15€.xxvii La différence, 10€, est ce que Marx appelle la plus-value. Cet argent va dans la poche du propriétaire de l’entreprise (le patron ou les actionnaires). Marx appelle le fait de s’attribuer cette plus-value par le capitaliste, exploitation.
Notre exemple est fictif mais il est proche de la réalité. Dans les 500 plus grandes entreprises de par le monde la plus-value moyenne par travailleur est d’environ 11€ de l’heure.xxviii
La création de plus-value explique pourquoi il y a de la richesse gigantesque au sein du capitalisme. Supposons que dans l’entreprise de notre exemple il y ait 100 travailleurs. Le patron empoche alors 1000€ par heure, ou 70 fois plus que son travailleur. La propriété des moyens de production amène donc une concentration démesurée de richesse dans les mains de quelques-uns. Dans notre exemple, un travailleur avec un salaire de 2.500€ devrait travailler 160.000 ans pour avoir la fortune d’Albert Frère.xxix Aujourd’hui dans le monde, 8 personnes possèdent autant que 3,6 milliards d’autres. En quelques mots : « ceux qui travaillent dans la société bourgeoise ne ‘gagnent’ pas et ceux qui y ‘gagnent’ ne travaillent pas. »xxx
Ce n’est pas pour rien que l’ouvrage principal de Marx Le Capital commence par la phrase suivante : « La richesse des sociétés où règne le mode de production capitaliste est une accumulation colossale de biens. »xxxi Aujourd’hui cela n’est pas différent. Jamais notre pays n’a produit autant de richesse qu’aujourd’hui. Le revenu moyen disponible d’un ménage belge avec deux enfants est de 8.650€ net par mois.xxxii
Avec une telle richesse, il est évident que nous pourrions tous vivre sans soucis, dans l’opulence. Et, malgré cela, il existe beaucoup de misère. 20% de nos ménages risquent de tomber dans la pauvreté, un quart des ménages a du mal à payer toutes ses dépenses médicales, 40% ne peuvent rien épargner et 70% des chômeurs ont du mal à boucler le mois.xxxiii
« Il n’y a pas d’argent, nous ne pouvons pas faire autre chose que d’épargner. » claironne la droite en chœur. Pas d’argent, comment ? Rien que ces trois dernières années, les entreprises belges ont éclusé 300 milliards d’euros vers les paradis fiscaux.xxxiv C’est une accumulation colossale d’argent avec lequel elles ne savent tout simplement pas quoi faire. Avec 1 milliard d’euros il est possible de mettre au travail 30.000 personnes pendant un an.xxxv Pour Marx, le problème n’est pas qu’il y a trop peu de richesse mais qu’elle est scandaleusement mal distribuée et que cela fait partie intégrante du capitalisme. « Le capital est la puissance économique dominante de la société bourgeoise. Il est nécessairement le point de départ et d’arrivée de la recherche.”xxxvi
Depuis l’origine du capitalisme, la lutte pour la plus-value constitue le cœur de la lutte sociale. Parce que la plus-value est la seule source de bénéfices, elle est donc aussi le but ultime de tout capitaliste. Cependant, plus les salaires sont hauts, plus les bénéfices sont bas et vice versa. Le capitaliste fait tout pour faire travailler les salariés plus longtemps, plus durement et meilleur marché. De leur côté, les salariés s’efforcent d’obtenir une journée de travail plus courte, un salaire plus élevé et plus juste et un rythme de travail plus humain. Les intérêts sont incompatibles : un gain pour l’un est une perte pour l’autre. Marx décrit le capital comme « un vampire qui ne peut retrouver une nouvelle vie qu’en aspirant du travail vivant et qui vit d’autant plus longtemps qu’il en aspire de plus en plus. »xxxvii
Pour survivre, un travailleur doit nécessairement offrir sa force de travail sur le marché de l’emploi. Là où règne la loi de l’offre et de la demande. « Les travailleurs qui sont obligés de se vendre chaque jour sont une marchandise, un article commercial comme n’importe quel autre. Ils sont donc exposés à toutes les variations de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. »xxxviii
Plus il y a de travailleurs qui se présentent pour un même job, plus il y a de concurrence entre eux, plus ils seront enclins d’accepter de travailler pour un salaire moindre et dans des plus mauvaises conditions. Pour cette raison l’élite économique fait toujours en sorte qu’il y ait trop de travailleurs ou, selon les termes de Marx, une armée de réserve industrielle. « La quantité de force de travail disponible livrée par l’accroissement naturel de la population n’est absolument pas suffisante pour la production capitaliste. Pour évoluer librement ,elle a besoin d’une armée de réserve industrielle, indépendante de ses frontières naturelles. »xxxix
Pour garder à niveau cette armée de réserve après la deuxième guerre mondiale, des travailleurs immigrés ont été attirés en Europe et on a incité les femmes à travailler. Aujourd’hui, cette armée de réserve dans les pays riches constitue 26% de la population active (voir le graphique). Dans le monde c’est même 58%.xl Depuis ces dernières années, on préserve le niveau de cette armée de réserve en faisant travailler les gens plus longtemps – âge de la pension plus élevé et suppression des prépensions – en obligeant les chômeurs à accepter un travail, en traquant les malades de longue durée pour qu’ils reprennent le travail le plus vite possible et en mettant plus d’étudiants au travail. « L’accumulation de richesse d’un côté entraîne donc accumulation de misère, harcèlement du travail….. de l’autre côté. »xli
Quand il s’agit de profits, le capital ne ménage absolument pas la santé ou le bien-être du travailleur. La formulation de Marx : dans sa « faim insatiable de plus-value » le capital commet « des extravagances démesurées ».xlii
Le rapport entre salaires et profits, ou le degré d’exploitation, est défini par les rapports de force entre le travail et le capital. Plus la population des travailleurs s’organise et se défend, meilleures sont les conditions salariales et les conditions de travail (voir point 5). Un outil important dans ce rapport de force est la grève. A ce moment-là la source de la plus-value et donc l’enrichissement du capitaliste est tarie et le capitalisme est touché au cœur. De là, selon Marx, « la rage furieuse » de l’élite économique « contre la grève ».xliii
3.Lutte des classes
Micheline est ouvrière dans une grande entreprise textile. Son patron est Mr Richard. Il a 600 salariés à son service. A première vue, Micheline et Mr Richard son des citoyens égaux, ayant les mêmes droits. Tous les deux sont libres de se rendre où ils veulent, de faire ce qu’ils ont envie de faire. Quand ils entrent dans un magasin, ils paient le même prix. Aux élections, ils ont chacun une voix et ils sont en principe égaux devant la loi.
Mais dès qu’elle passe la porte de l’entreprise, tout change comme par enchantement. Micheline n’a plus rien à dire et il n’est plus question de droits égaux. Pour pouvoir disposer d’un revenu, elle est obligée de vendre sa force de travail. Avoir le droit de travailler, combien d’heures par semaine, l’organisation de son travail, tout cela est déterminé entièrement par son patron. Mr Richard, de son côté, décide lui-même de ses propres investissements, de ses gains, ainsi que de tout ce qui concerne Micheline. Si cela lui chante, il investira son argent dans une autre entreprise qui jettera Micheline à la rue.
« Qu’est-ce que la richesse sinon le déploiement absolu de talents créatifs? » écrit Marx.xliv Micheline est une femme sociable, créative et entreprenante. Mais au sein de l’entreprise elle ne peut pas déployer ses talents, au contraire, elle doit les réprimer pour pouvoir continuer à y travailler. La seule chose qu’on attend d’elle est une prestation pour réaliser les attentes de bénéfices de son patron. Elle est réduite à un facteur de production, sa dignité humaine ou ses besoins ne sont nullement pris en compte. « Le travail comme pure satisfaction des besoins directs n’a rien à voir avec le capital, car ce n’est pas la moindre préoccupation du capital. »xlv
Micheline travaille à un rythme effréné, ses pauses-café sont chronométrées. Quand même, elle gagne vingt fois moins que son patron, qui organise entièrement seul son rythme de travail et ses vacances. Elle vivra en bonne santé 18 années de moins que la femme de Mr Richard.xlvi « La production produit l’homme non seulement comme une marchandise, … elle le produit comme un être déshumanisé aussi bien physiquement que mentalement. »xlvii
Micheline et Mr Richard personnifient la situation socio-économique très inégale de la société capitaliste. Prenez la situation en Belgique. Au bas de la pyramide il y a un tiers de la population qui ne peut pas épargner et qui a très peu de possessions. En haut, il y a 5% de super-riches. Ils possèdent autant que les 75% des plus pauvres. Quelques centaines de familles contrôlent la plus grande partie de l’économie belge.xlviii Marx a eu le mérite d’analyser avec précision cette contradiction flagrante, mais aussi de la situer dans une perspective historique et de voir comment cela peut être surmonté. Dans l’enchevêtrement de contradictions et de conflits sans fin il a découvert un patron fondamental qui survient régulièrement sous différents aspects. Selon lui, la contradiction entre travailleurs et patrons dans le capitalisme n’est pas un phénomène nouveau. Une semblable contradiction était déjà survenue sous différentes formes à plusieurs reprises dans l’histoire.
« L’histoire de toutes les sociétés jusqu’à aujourd’hui est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de guilde et compagnon, bref oppresseurs et opprimés ont été continuellement opposés les uns aux autres, ils ont mené une lutte ininterrompue, parfois de façon masquée, parfois ouvertement , une lutte qui se terminait chaque fois par un changement révolutionnaire de toute la société ou par un déclin des classes en lutte. … La société bourgeoise moderne issue du déclin de la société féodale n’a pas supprimé les contradictions de classes. Elle n’a fait que créer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à la place des anciennes. Notre époque, l’époque bourgeoise se caractérise cependant par le fait d’avoir simplifié les contradictions de classes. Toute la société se scinde de plus en plus en deux camps ennemis, en deux classes diamétralement opposées, la bourgeoisie et la classe ouvrière. »xlix
Cette lutte des classes est essentiellement une lutte autour du surplus économique. Pendant des centaines de milliers d’années, l’humanité a vécu en mode de survie. Il n’y avait pas d’excédents et tout était partagé équitablement. C’était la période des chasseurs cueilleurs et de l’agriculture débutante. A partir de 3.000 ans avant J.C. cette situation change. Les techniques d’agriculture s’améliorent et on produit plus que nécessaire pour survivre. La production excédentaire permet la création de catégories de population qui ne produisent pas : des dirigeants, des prêtres, des clercs, des juges, des soldats… Dans ces rangs se forme une couche qui attire le pouvoir, qui a en main les moyens de production les plus importants, et qui va s’approprier la plus-value.
Ainsi naît la scission de la société en une petite classe supérieure qui s’enrichit au détriment des classes inférieures. Ce schéma est récurrent dans l’histoire. Dans l’Antiquité les maîtres s’enrichissent grâce aux esclaves. Au Moyen Age la noblesse le fait grâce aux serfs. Dans le capitalisme ce sont les capitalistes qui s’enrichissent au détriment de la classe ouvrière.
Cet enrichissement, ou exploitation, n’est évidemment pas basé sur le consentement spontané des classes inférieures, il doit être forcé, cela suppose une lutte. De là la formulation de Marx qui parle de lutte des classes.
Parce que cette lutte concerne essentiellement la surproduction, le travail est organisé de telle manière pour que la classe dominante puisse écrémer le surplus économique. « La forme économique spécifique où le temps de travail non-payé est pompé directement des producteurs, détermine les rapports entre régnants et dominés. Ceci est le fondement de la société et, en même temps, sa forme politique spécifique. C’est toujours la relation directe entre les possesseurs des moyens de production et les producteurs directs … qui dévoile le secret le plus profond, le fondement caché de tout l’édifice socio-économique et donc aussi … la forme spécifique de l’état. »l
Dans l’appropriation de la surproduction, la possession des moyens de production est essentielle et c’est pour cette raison que Marx n’en veut pas. « Nous voyons comment la propriété privée peut achever maintenant sa domination sur l’homme et peut devenir une puissance de l’histoire mondiale, sous la forme la plus générale. »li Pour Marx, les classes ont à voir avec la sphère de production. Il s’agit de groupes de personnes dont l’un peut s’approprier le travail d’un autre comme conséquence du fait qu’il possède des moyens de production.
Pour Marx et Engels, la lutte des classes n’est pas un détail de l’histoire mondiale, c’est « la force motrice de l’histoire ».lii C’est la dynamique fondamentale qui fait avancer l’histoire. Pour Marx c’est un développement « dialectique » c.à.d. une dynamique basée sur des contradictions internes. « Parce que le fondement de la civilisation se base sur l’exploitation de l’un par l’autre, tout son développement évolue dans une contradiction continuelle. Tout progrès de la production est en même temps un recul des conditions de vie de la classe opprimée, c.à.d. de la grande majorité. »liii Cette loi « a la même signification pour l’histoire que la loi de la conservation de l’énergie pour la physique. »liv
Dans la vision de société de Marx et Engels, les intérêts contradictoires prennent une place centrale. Cela nuance leur opinion sur la politique. « Le pouvoir politique au sens propre est le pouvoir organisé d’une classe pour opprimer une autre. »lv Pour Marx, le conflit est central. La politique ne se fait pas pour chercher des solutions aux problèmes, mais pour s’occuper de situations de domination et d’oppression. Il ne peut être mis fin à cela qu’en s’attaquant aux causes. Pour Marx, la politique est en premier lieu une confrontation entre des groupes d’intérêt qu’il dénomme classes. « La société n’est pas constituée d’individus mais elle est la somme des relations entre personnes, ou la façon dont les personnes sont situées les unes par rapport aux autres. Comme si quelqu’un disait : du point de vue de la société, il n’y a pas d’esclaves ni d’hommes libres, ce sont tous des êtres humains. »lvi Micheline et Mr Richard seraient tous deux des êtres humains, ni plus ni moins …
Un véritable changement de société ne peut advenir que si on s’attaque aux contradictions fondamentales, et cela se situe au niveau de l’économie. « Sur cette base, les causes ultimes de tous les changements de société et des bouleversements politiques ne doivent pas être cherchées dans la tête des gens, dans leur compréhension plus profonde de vérité et de justice éternelles mais dans les modes de production et d’échange ; elles doivent être cherchées non pas dans la philosophie mais dans l’économie de la période concernée. »lvii Ce n’est pas que Marx et Engels n’avaient pas d’intérêt pour la lutte des idées. A cela, ils ont eux-mêmes dédié presque toute leur vie. Mais c’est une illusion de penser qu’il est possible de modifier les fondements d’une société seulement par la persuasion, en faisant changer les gens d’opinion. La force seule de l’argumentation n’y arrivera pas, car les idées n’existent pas par elles-mêmes. « La production des idées… est en première instance directement enlacée dans l’activité matérielle de l’homme. »lviii Et cette activité matérielle n’est pas neutre mais est caractérisée par les rapports de force qui déterminent à leur tour les idées. « Les idées de la classe dominante, dans toutes les périodes, sont les idées dominantes. »lix Si on veut vaincre les idées dominantes , il faut détrôner la classe dominante, et pour cela modifier les rapports de force. Pour cela, la classe ouvrière est essentielle.