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Réveil Communiste

Comment étudier le marxisme ? La méthode de Gramsci

16 Août 2023 , Rédigé par Réveil Communiste Publié dans #Antonio Gramsci, #Théorie immédiate, #Communistes en Italie, #Front historique

projet de monument à l'Internationale Ouvrière (Moscou)

Extraits du Cahier de Prison 16, § 2 :

 

Ndgq : les termes "marxisme", "Marx", "Lénine", "communisme" etc. sont contournés en usant de périphrases, dans les "Cahiers de Prison", à cause de la censure carcérale.

QUESTION DE MÉTHODE

Si on veut étudier la naissance d'une conception du monde qui n'a jamais été exposée systématiquement par son fondateur (et dont la cohérence essentielle est à rechercher non pas dans chacun des textes ou dans une série de textes, mais dans tout le développement du travail intellectuel diversifié où les éléments de la conception sont implicites), il faut faire, au préalable, un travail philologique minutieux et mené avec le plus grand scrupule d'exactitude, d'honnêteté scientifique, de loyauté intellec­tuelle, d'absence de tout préjugé, de tout apriorisme et de tout parti pris. Il faut, avant tout, reconstruire le processus de développement intellectuel du penseur considéré [4], pour identifier les éléments devenus stables et « permanents », c'est-à-dire ceux qui ont été assumés comme pensée propre, différente du « matériel » précédemment étudié et supérieure à ce matériel qui a servi de stimulant ; seuls ces éléments sont des moments essentiels du processus de développement. Cette sélection peut être faite pour des périodes plus ou moins longues, en suivant le développement intrinsèque de la pensée, et non d'après des informations extérieures (qui peuvent toutefois être utili­sées) et cette sélection mettra en évidence une série de « mises au rebut », autrement dit un triage des doctrines et des théories partielles pour lesquelles le penseur peut avoir eu, à certains moments, une sympathie, jusqu'à les avoir acceptées provi­soi­rement et s'en être servi pour son travail critique ou de création historique et scientifique.

Tout chercheur pourra confirmer cette observation commune, vécue comme expé­ri­en­ce personnelle, à savoir que toute nouvelle théorie étudiée avec une « fureur héroïque [5] » (c'est-à-dire quand on étudie non pas par simple curiosité extérieure, mais poussé par un intérêt profond) pendant un certain temps, et surtout si on est jeune, attire par elle-même, s'empare de toute la personnalité, et se trouve limitée par la théorie suivante, jusqu'à ce que s'établisse un équilibre critique et qu'on étudie en profondeur, mais sans se rendre immédiatement à la séduction du système et de l'auteur étudié. Cette série d'observations valent d'autant plus que le penseur consi­déré [6] possède un tempérament plutôt impétueux, un caractère polémique et qu'il manque de l'esprit de système, qu'il s'agit d'une personnalité chez qui l'activité théori­que et l'activité pratique sont indissolublement mêlées, d'une intelligence en conti­nuelle création et en perpétuel mouvement, qui sent vigoureusement l'autocritique de la façon la plus impitoyable et la plus conséquente.

Ces prémisses étant établies, le travail doit suivre les directions suivantes :

1. la reconstruction de la biographie, non seulement en ce qui concerne l'activité pratique, mais surtout pour l'activité intellectuelle ;

2. le registre de toutes les œuvres, même les plus négligeables, dans l'ordre chronologique, avec divisions répondant à des raisons intrinsèques : de formation intellectuelle, de maturité, de possession et d'application de la nouvelle méthode de penser et de concevoir la vie et le monde.

La recherche du leitmotiv, du rythme de la pensée en développement, doit être plus importante que telle ou telle affirmation casuelle et les aphorismes détachés du contexte.

Ce travail préliminaire rend possible toute recherche ultérieure. Parmi les œuvres du penseur considéré, il faut également distinguer entre celles que le penseur a menées à terme et publiées, et celles qui sont restées inédites, parce que inachevées et publiées par quelque ami ou disciple, non sans révisions, remaniements, coupures, etc., ou alors non sans une intervention active de l'éditeur. Il est évident que le conte­nu de ces œuvres posthumes doit être intégré avec une grande discrétion, une grande prudence, parce qu'il ne peut être considéré comme définitif, mais seulement comme un matériel encore en élaboration, encore provisoire [7]; il n'est pas exclu que ces œuvres, surtout si elles étaient en élaboration depuis longtemps et que l'auteur ne se décidait jamais à les achever, fussent totalement ou en partie répudiées par l'auteur et considérées comme insuffisantes.

Dans le cas spécifique du fondateur de la philosophie de la praxis, on peut distinguer dans son oeuvre écrite les sections suivantes :

1. travaux publiés sous la responsabilité directe de l'auteur : il faut ranger parmi ceux-ci, en règle générale, non seulement les ouvrages donnés matériellement aux presses, mais ceux qui ont été « publiés » ou mis en circulation d'une manière quelconque par l'auteur, comme les let­tres, les circulaires, etc. (un exemple typique : les Gloses marginales au programme de Gotha [8] et la corres­pondance);

2. les œuvres qui n'ont pas été imprimées sous la responsabilité directe de l'auteur, mais par d'autres, posthumes; pour commencer, de ces dernières, il serait bon d'avoir le texte restitué, ce qui est déjà en voie d'être réalisé, ou il faudrait tout au moins avoir une minutieuse description du texte original, établie avec des critères scientifiques.

L'une et l'autre sections devraient être reconstruites par périodes chronologiques-critiques, de façon à pouvoir établir des comparaisons valables et non purement méca­niques et arbitraires.

Il faudrait étudier et analyser de très près le travail d'élaboration accompli par l'auteur sur le matériel de base des œuvres qu'il a lui-même données aux presses : cette étude donnerait pour le moins des indices et des critères permettant d'évaluer critiquement dans quelle mesure on peut se fier aux textes des œuvres posthumes compilées par une autre personne. Plus le matériel préparatoire des œuvres éditées par l'auteur s'éloigne du texte définitif rédigé par l'auteur lui-même, moins on peut se fier à la rédaction que fait un autre écrivain à partir d'un matériel du même genre. Une œuvre ne peut jamais être identifiée avec le matériel brut rassemblé pour sa compi­lation : le choix définitif, la disposition des éléments qui la composent, le poids plus ou moins grand donné à l'un ou l'autre des éléments rassemblés pendant la période préparatoire, sont justement ce qui constitue l'œuvre effective.

Il en est de même pour l'étude de la Correspondance qui doit être faite avec certaines précautions : une affirmation tranchée formulée dans une lettre ne serait peut-être pas répétée dans un livre. La vivacité du style dans les lettres, encore que d'un point de vue artistique, elle obtienne plus d'effets que le style plus mesuré et pondéré d'un livre, conduit parfois à quelque déficience d'argumentation ; dans les lettres comme dans les discours, comme dans les conversations, se révèlent beaucoup plus souvent des erreurs logiques; la pensée gagne en rapidité aux dépens de sa solidité.

Ce n'est qu'en second lieu, quand on étudie une pensée originale et innovatrice, que vient la contribution d'autres personnes à sa documentation. C'est ainsi, au moins en principe, comme méthode, que doit être posée la question des rapports d'homo­généité entre les deux fondateurs de la philosophie de la praxis. L'affirmation de l'un et de l'autre sur leur accord réciproque ne vaut que pour tel sujet donné. Même le fait que l'un ait écrit quelques chapitres pour un livre écrit par l'autre, n'est pas une raison péremptoire pour que le livre tout entier soit considéré comme le résultat d'un accord parfait. [9] Il ne faut pas sous-estimer la contribution du second, mais il ne faut pas non plus identifier le second au premier, pas plus qu'il ne faut penser que tout ce que le second a attribué au premier soit absolument authentique et sans infiltrations. Il est certain que le second a donné la preuve d'un désintéressement et, d'une absence de vanité personnelle uniques dans l'histoire de la littérature, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, pas davantage de mettre en doute l'honnêteté scientifique absolue du second. Il s'agit de ceci : que le second n'est pas le premier et que si on veut connaître le premier, il faut le chercher surtout dans ses œuvres authentiques, publiées sous sa responsabilité directe.

De ces observations découlent plusieurs avertissements de méthode et quelques indications pour des recherches collatérales. Par exemple, quelle valeur a le livre de Rodolfo Mondolfo sur le matérialisme historique de F. E. [10], édité par Formiggini en 1912 ? Sorel dans une lettre à Croce [11] met en doute qu'on puisse étudier un sujet de cette sorte, étant donné la faible capacité de pensée originale de Engels et répète souvent qu'il faut ne pas confondre entre les deux fondateurs de la philosophie de la praxis. Mis à part le problème posé par Sorel, il semble bien que, par le fait même (qu'on suppose) qu'on affirme une faible capacité de recherche théorique chez le second des deux amis (tout au moins qu'il aurait une position subalterne par rapport au premier) il soit indispensable de rechercher à qui revient la pensée originale, etc. En réalité, une recherche systématique de ce genre (excepté le livre de Mondolfo) n'a jamais été faite dans le monde de la culture ; bien mieux les exposés du second, dont certains sont relativement systématiques, sont désormais élevés au premier plan, comme source authentique et même comme unique source authentique. C'est pour­quoi le volume de Mondolfo parait très utile, au moins pour la direction qu'il indique.

(M.S., pp. 76-79 et G.q. 16, § 2, pp. 1841-1844.)

[1933-1934]

4 Karl Marx.

5 L'expression vient du dernier ouvrage de Giordano Bruno, mélange de vers et de prose, où le grand philosophe italien qui sera brûlé vif à Rome en 1600, exalte la passion qui anime l'homme dans sa quête de la vérité. Voir : De gl'heroici furori (Des fureurs héroïques.) texte établi et traduit par P. Henri Michel (texte italien et traduction française en regard), Paris, Les Belles-Lettres, 1954.

6 Karl Marx.

7 Il faut se souvenir de ces réflexions quand on étudie l'œuvre de Gramsci, d'autant plus qu'il travaillait en prison, dans les conditions que l'on sait. Voir plus loin la définition de l’œuvre effective, qu'on peut entendre comme un avertissement de Gramsci concernant son propre travail.

8 « Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand », voir : K. MARX et F. ENGELS, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Ed. soc., 1972, pp. 22-50.

9 Gramsci fait allusion à l'Anti-Dühring de Engels, dont Marx a encouragé la rédaction et pour lequel il a rédigé le chapitre X sur l'histoire critique de la seconde partie Économie politique. On n'a pas de jugement de Marx sur l'ouvrage d'Engels.

10 Friedrich Engels.

11 La Critica de B. Croce commence en 1927 la publication des lettres de Sorel à Croce.

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