Lénine contre Lénine : une critique de "Matérialisme et Empiriocriticisme"
Photo : Lénine joue aux échecs avec Bogdanov, sous le regard de Gorki, à Capri en avril 1908.
Que faire aujourd'hui de Matérialisme et Empiriocriticisme ?
J'avais assisté le 8 décembre 2016 à Jussieu avec beaucoup d'intérêt à la conférence organisée par le CUEM, de Lilian Truchon, sur « Lénine philosophe » qui portait principalement sur Matérialisme et Empiriocriticisme, ouvrage de philosophie des sciences publié par le dirigeant bolchevique en 1909.
Le conférencier aborda la question du matérialisme léniniste par la voie d'une lecture marxiste du darwinisme, sur laquelle je ne suis pas assez informé pour commenter précisément. Sauf sur le fait que Marx et Engels, tout en admettant l'évolution des espèces, considéraient la théorie de Darwin dans ses concepts de la "lutte pour la vie" et de la "survie du plus apte" comme un transfert idéologique des catégories de l'économie bourgeoise sur les sciences biologiques. Voir la lettre d'Engels à Lavrov, du 12 novembre 1875. Mais c'est un autre aspect de la question que je voudrais aborder.
Les textes de Lénine sont toujours clairs et en général brefs, à l'exception de celui-là, assez long, ardu, parfois obscur et dont l'intention est complexe. On peut se demander pourquoi Lénine, extrêmement occupé à travailler en révolutionnaire professionnel jusqu'aux limites de ses forces a consacré tant de temps et d'énergie à écrire un livre de philosophie des sciences, juste après la révolution de 1905, dont l'audience était forcément limitée à des spécialistes, d'autant qu'il a dû se former complètement sur le sujet pour pouvoir le faire?
Apparemment, il s'agissait pour Lénine, à une époque de grande marche en avant des sciences physiques, de défendre le matérialisme philosophique contre une réaction idéaliste à la mode sur la scène culturelle européenne dans les premières années du XXème siècle. Pour lui, le matérialisme était de signification progressiste, l'idéalisme réactionnaire, et le retour de thèses idéalistes, spiritualistes ou criticistes représentait un risque pour ce que Gramsci appellerait plus tard l'hégémonie dans le champ de bataille de la culture. Il est certain que l'histoire de la philosophie, conçue comme une succession de grands génies étudiés indépendamment des conditions historiques de leur apparition (une douzaine de grands noms de Platon à Husserl) est complètement idéaliste. Sauf exception de détail, les philosophes sont de droite, et la sortie de la philosophie proclamée par Marx s'explique par le rôle idéologique de cette discipline, et en ce sens le matérialisme peut apparaître comme la voix minorée dans l'histoire de la culture, la voix des opprimés.
Lénine cherchait aussi à contrecarrer une tentative de révision idéaliste du marxisme, sous la conduite de Bogdanov, dirigeant bolchevik important, dans un contexte où les tentatives de révision de la théorie, même lorsqu'elles étaient animées des meilleures intentions du monde, aboutissaient rapidement à des renoncements politiques.
Mais pourquoi chercher à le nier? Lénine utilisait un détour philosophique pour asseoir son autorité politique sur le parti bolchevik, dont il était tenu éloigné par l'exil. Lénine était rusé et machiavélien, il n'était pas un enfant de chœur, et il pensait que la Révolution avait besoin de lui à sa tête. Les doutes philosophiques de Bogdanov pouvaient égarer les militants et fragiliser politiquement le parti dans un milieu révolutionnaire cimenté par la conviction de la vérité immédiate du matérialisme.
Travailler aujourd'hui sur Matérialisme et Empiriocriticisme suppose aussi de tirer au clair la question de l'évolution philosophique ultérieure de Lénine, pour le dire à grands traits dans un sens plus dialectique, notamment après une relecture de Hegel en 1914. Et sur ce point, je ne suis pas d'accord avec l'idée implicite du conférencier selon laquelle sa pensée n'aurait jamais changé : Lénine a effectivement bougé de Diderot à Hegel, il est devenu plus dialecticien, sachant que le matérialisme dialectique est une notion elle-même dialectique qui contient la contradiction et qui ne se laisse pas définir facilement.
Ce qui caractérise Lénine, c'est «de ne pas se trouver là où il est attendu » ; sa pensée stratégique lutte de manière permanente contre le « léninisme d'hier », c'est à dire contre l'usage dogmatique de ses propres idées dans le parti, et particulièrement intéressants à cet égard sont ses écrits de 1920 et 1921, quand il tente de toutes ses forces de modifier la ligne bolchevique dans le sens qui va conduire à la Nouvelle Politique Économique (NEP, 1921 à 1927), avec des accents parfois proches du désespoir devant l'incompréhension rencontrée dans la bureaucratie dogmatique et proliférante du jeune État soviétique qui se réclame de sa pensée et lui érige des statues mais qui ne comprend rien à la nécessité du changement de ligne dans le sens d'un retour partiel et provisoire au capitalisme.
Donc je pense qu'il faudrait éviter de prendre une attitude fermée dès qu'il s'agit de relever que Lénine n'a pas toujours dit la même chose toute sa vie, sur des questions importantes. Ce qui va avec l'enjeu de libérer la lecture de Lénine des tendances scolastiques, et du recours à l'argument d'autorité. Si on lit Lénine à la manière de Lucien Sève pour recueillir des citations à placer hors contexte pour justifier n'importe quel changement de ligne, autant ne pas le lire du tout.
Quel est le principal problème que nous pose aujourd'hui l'essai de philosophie des sciences intitulé « Matérialisme et Empiriocriticisme » ? On pourrait le formuler plus brutalement : à quoi peut nous servir ce livre aujourd'hui, bien que ce soit Lénine qui l'ait écrit ?
Or pour qu'il serve à la lutte intellectuelle, il faudrait d'abord réhabiliter cet ouvrage auprès des scientifiques qui ne l'ont jamais très bien accueilli. Par un fait malheureux de chronologie, il se trouve que Lénine l'a écrit au mauvais moment si on le contextualise par rapport à l'histoire des sciences. Il s'est mis au niveau de l'état des questions scientifiques vers 1908 (en physique et chimie) et il a pris à bras le corps la philosophie des sciences de son époque, pour creuser sa tranchée en défense du matérialisme. Mais la matière même de la révolution scientifique qu'il vient d'assimiler est en voie d'auto-dépassement rapide : on se trouve en plein milieu d'une des grandes crises de l'histoire des sciences, quelques années avant la fixation d'un nouveau paradigme classique qui s'est à peu près stabilisé vers 1930. Il a découlé de cette transformation spectaculaire des connaissances un récit de vulgarisation destiné au public cultivé (d'ailleurs incomplet et recelant des contradictions) basé sur les deux théories reines de la physique du XXème siècle : la théorie de la relativité d’Einstein et la mécanique quantique (MQ). Pour entrer dans le débat sur la signification de cette révolution scientifique Lénine écrit au moins vingt ans trop tôt.
Lénine en 1909 faisait œuvre de philosophe des sciences et non de vulgarisateur scientifique, mais les attaques contre le matérialisme qui vont se multiplier au XXème siècle ne partiront plus de la construction philosophique relativement sophistiquée à laquelle il s'attaque, qui est l'adaptation néo-kantienne de l'idéalisme de Berkeley, théorisée par Ernst Mach, mais directement du récit sur le monde dérivé des représentations populaires de ces deux grandes théories qui heurtent le sens commun. Lénine vise trop haut, et si on estime que la défense du matérialisme philosophique est une priorité stratégique (ce qui se discute), il ne faut pas partir d'une ligne de défense qui est déjà en voie d'être contournée quand le livre paraît.
La mécanique quantique a été utilisée pour proclamer la fin du matérialisme, à mon avis bien abusivement ; mais elle a bel et bien eu une implication philosophique directe, en ce sens qu'elle a ruiné l'idée de la connaissance-reflet du réel que Lénine défendait en 1909, contre Ernst Mach. Elle a brisé le miroir en ce sens que les phénomènes calculables et prévus par les hypothèses prouvées de la MQ ne peuvent pas se représenter dans un plan logique cohérent, tel qu'on l'imagine par la métaphore du reflet. La MQ et ses applications technologiques ont prouvé le caractère dialectique de la réalité physique et l'impossibilité de la représenter par une image simple et d'un seul point de vue analogue au reflet dans le miroir. Ce qui est une caractéristique évidente des objets dialectiques dans la nature et/ou dans la pensée.
La tâche serait aujourd'hui de réécrire non le livre de Lénine qui tel quel a été dépassé par l'avancée rapide de la science mais le livre voulu par Lénine pour la lutte dans le champ idéologique. Tâche d'écrire une philosophie des sciences qui intègrerait la philosophie marxiste comme le voulait Antonio Gramsci. Pour le philosophe italien le marxisme est une conception du monde de plein droit, et elle doit s'affirmer comme telle pour atteindre l'hégémonie, et en fin de partie remplacer dans leur rôle pratique les religions et les idéologies bourgeoises.
Gramsci, dans ses Cahiers de Prison, s'attaque à une variante de matérialisme marxiste tel qu'il s'exprime dans le Manuel populaire écrit après la révolution russe par Boukharine, et largement diffusé à l'époque à fin pédagogique en URSS. Pour le dirigeant communiste italien, le matérialisme bourgeois repris tel quel par ce dirigeant soviétique de premier plan est dogmatique, anti-dialectique, et stérile. Or Boukharine à tort ou à raison semble bien s'appuyer sur l'autorité de Lénine pour reprendre la discussion là où il l'a laissée en 1909, tout en simplifiant le modèle pour le rendre plus accessible aux masses.
Gramsci considère que le matérialisme des Lumières, celui même auquel Lénine renvoie à travers son inspiration puisée chez Diderot, contribue à égarer le prolétariat vers une déviation économiste, qui conduit finalement au libéralisme en économie et en politique. Lénine pourtant, dans un autre contexte, remarquait dès 1902 dans Que faire? que les révisionnistes du marxisme étaient des « économistes » qui ne comprenaient pas, ou ne voulaient pas comprendre, le rôle de la conscience et de la direction politique, et qui évoluaient également dans un sens réformiste et libéral en s'en remettant passivement, dans un premier temps, à ce qu'ils estimaient devoir être l'évolution nécessaire et inévitable du capitalisme vers le socialisme.
Le matérialisme représente une forme de subversion dans la culture et manifeste la lutte des classes dans le domaine philosophique parce qu'il tend comme disait Auguste Compte, cité par Althusser, à "expliquer le supérieur par l'inférieur", ou comme disait Rabelais à expliquer le cerveau par l'estomac. La dialectique représente aussi la subversion, en ce qu'elle manifeste le passage dans le néant des concepts positifs de la superstructure : propriété, religion, droit, éthique, valeurs, etc. Mais une philosophie réellement révolutionnaire est matérialiste et dialectique à la fois et il n'est pas aisé de concilier logiquement ces deux points de vue philosophiques dans une unité immobile, une thèse philosophique figée enseignable au lycée, d'une manière dépourvue d'équivoque. Par contre lorsqu'ils sont enseignés séparément d'une manière éclectique, matérialisme et dialectique idéaliste deviennent les deux colonnes de l'idéologie bourgeoise contemporaine, incompatibles sur le plan logique mais complémentaires dans leur dialogue de sourd pour justifier l'ordre bourgeois dans la pensée. On peut comparer cette dyarchie philosophique à la coexistence malaisée respectivement de la Théorie de la Relativité et de la MQ dans la théorie physique enseignée aujourd'hui.
Pour conclure, je dirais que dans le corpus passionnant de l'œuvre de Lénine il ne faut pas choisir de lire pour débuter Matérialisme ou Empiriocriticisme - sauf éventuellement l'introduction - parce que la querelle politique et la conjoncture scientifique qui ont rendu ce livre possible sont historiquement dépassés. Lénine a écrit de quoi remplir 46 volumes, et au volume 14 des OC qui comprend cet ouvrage, à mon avis on doit préférer les autres, les textes économiques et politiques antérieurs à la révolution de 1917, et surtout ceux qui à partir de l'année 1917 deviennent un véritable journal de bord de la révolution par ceux qui la dirigent.
Le temps est court, la connaissance est longue à acquérir, et la lecture prend déjà bien trop de temps sur l'action.
Par contre pour les étudiants et les amateurs qui s'intéressent à la philosophie et à l'histoire des sciences, c'est une lecture recommandée.
GQ, 9 décembre 2016, revu 6 mai 2023